La main à plume
Ne croyez pas qu'on entre dans un livre comme à Prisunic. Si vous saviez le temps passé sur le trottoir, autour du pâté de maisons, et les fausses entrées, les remords, les absolus désespoirs. Ce livre-ci par exemple, exactement celui-ci, que vous lisez, à la page 37 duquel vous êtes parvenu (et peut être trouvez-vous la soupe un peu fluide, ou grasse, ou amère, ou bien vous demandez-vous quand on entrera "dans le sujet" alors qu'on y est jusqu'au cou), ce livre-ci ne m'est apparu, boiteux, réticent, qu'après des mois d'errements. Il devait successivement s'intituler Polka, Les Distances, A défaut de génie, L'Or de la Loire et L'Imbécile. Il a été, selon les semaines, fictionneux ou chroniqueux, bref ou massif, pâteux ou délié. Le voilà devenu épistolaire.
P. 37
Mes mains sont si occupées à te gratter le dessous des oreilles qu'elles ne peuvent plus rien "tenir", et c'est bien ainsi. Toi qui aimes tant déchiqueter, gratter, démantibuler, tu as réduit en miettes quelques proverbes louis-philippards.
On se grise plus vite de silence que de bruit.
Chaque matin à mon réveil, tu me rappelles – leçon sans prix – que la gravité est une grimace repoussante et que seules comptent les fêtes de la vie. Puissé-je m’en souvenir au jour de la grande peine de ton départ – si je suis là pour la souffrir.
C'est le détour qui crée la route, tout comme les phrases, la pensée.
Rien ne ressemble plus à n'importe qui que quelqu'un
Au printemps 1968, je fus de ceux qui constatèrent avec tristesse le délabrement de tout, le déferlement de la logorrhée « révolutionnaire » et surtout le ralliement peureux et femelle de l’intelligentsia au désordre. Je découvris […] combien il est difficile de penser à contre-courant de la mode et du « discours dominant ». L’idéologie au pouvoir – dans les milieux où presse et livres me font vivre – est bien entendu la progressiste. Oser dire qu’on ne s’y sommet pas ou plus, qu’on la tient pour chimérique, bavarde et irréaliste, est une entreprise un peu vaine et risquée. Il convient pourtant de s’y aventurer, et même on ne saurait faire autrement, – après quoi on est à jamais classé parmi les badernes réactionnaires.
Voilà ce dont je te suis reconnaissant : tu as fertilisé ce coeur où tout poussait de plus en plus mal. Tu m’as rendu à la liberté de ressentir des émotions et à l’audace de les montrer. Tu m’as refait un peu plus humain que je n’étais devenu.
La grande dame qui craint pour ses bas, la vieille qui prétexte l’hygiène pour repousser un coup de langue, les plaisanteries un peu lourdes de tel ami aux pieds redoutables : j’ai appris à me méfier de ces personnages. A tous il manque un peu du naturel, de l’animalité qui font les bons compagnons. (Ce sont les mêmes qui redoutent les orangeades trop glacées, qui disent “un doigt de vin, pas davantage…”) Parfois, quand il s’agit d’aveux publics et de gens considérables, je suis bien embêté. Par exemple je n’aime guère que Simone de Beauvoir, racontant sa première visite à Colette, avoue lui avoir dit qu’elle n’aimait pas les animaux, ni qu’elle ait suspecté l’amitié de Colette pour ses chats.
Ne crois surtout pas que ça aille tout seul, cette lettre, cette fausse lettre. On va choquer les humanistes. On va prêter le flanc - si tu me passes l’expression - aux plus rudes critiques. (…)
Toi si grincheuse à l’endroit du monde extérieur, si méfiante envers tout ce qui n’est pas nous, je m’aperçois pourtant que tes années sont tissées de ces parties joyeuses qu’il serait injuste de passer sous silence. Chaque matin, à mon réveil, tu me rappelles - leçon sans prix - que la gravité est une grimace repoussante et que seules comptent les fêtes de la vie. Puissé-je m’en souvenir au jour de la grande peine de ton départ - si je suis là pour la souffrir.