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Critique de Woland


Daivingu puru / Domitorï / Ninshin karendä
Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle


Trois courts romans ou trois longues nouvelles : c'est au choix du lecteur. Sur tous en tous cas plane l'ombre glauque de la corruption et de la perversion qui marquait ainsi, dès ses débuts littéraires, l'intérêt qu'éveille en l'auteur ce qui pervertit la norme et entraîne sa décomposition.

Le premier récit, "La Piscine", nous est conté par la fille du directeur d'un orphelinat. Parmi tous les enfants et adolescents abrités par cette institution perdue dans la campagne japonaise, elle est la seule à vivre encore, et depuis sa naissance, avec ses parents. Dans ce climat particulier, la chose en elle-même a fini par devenir anormale. L'adolescente est lasse, on le sent, de la mission dont se croient investis ses parents, elle étouffe, elle voudrait retrouver la norme - ou ce qu'elle croit l'être. Seule éclaircie dans son ciel morne et routinier : le sentiment amoureux qu'elle a développé, sans qu'il s'en doute, pour Jun, orphelin que ses parents ont plus ou moins adopté. Tous les jours ou presque, elle va l'admirer à l'entraînement, dans la piscine de la petite ville voisine, se perdant dans la contemplation fascinée des muscles de son corps, immobile sur le plongeoir avant le grand saut. Autre plaisir également, mais encore plus secret parce que nettement malsain : sentir s'éveiller en elle certain mauvais instinct qui la pousse à faire du mal aux plus jeunes des orphelins ...

Le troisième texte, "La Grossesse" détaille, toujours à la première personne mais sous la forme d'un journal, les événements qui ponctuent la grossesse de la soeur de la narratrice. de tempérament assez fragile sur le plan nerveux et d'abord heureuse d'attendre un bébé, la jeune femme connaît l'enfer quand apparaissent les premières nausées qui vont la suivre pendant près de cinq mois. Au sixième, par un brutal retournement de situation, elle est prise d'une boulimie dévorante qui se concentre peu à peu sur une délicieuse compote de pamplemousses que lui concocte journellement sa soeur aux petits soins. Mais le lecteur sait, pratiquement depuis le début, que les pamplemousses en question, bien que vendus légalement, ont subi l'atteinte de pesticides capables de faire beaucoup de mal à un bébé en gestation. le pire est que la narratrice le sait aussi et qu'elle agit sciemment pour des raisons qu'Ogawa nous laisse imaginer ...

"La Piscine" et "La Grossesse" sont les plus explicites du lot, adjectif qui, appliqué à l'écrivain japonais, ne signifie pas, loin s'en faut, clarté et rectitude. le lecteur est amené à s'interroger, à se creuser la cervelle, à supputer, à revenir sur ce qu'il croit avoir découvert, à remettre en question les réponses qu'il tente de trouver aux actions des protagonistes. le désir de faire le mal est ici vécu comme un abandon consenti à une sorte de virus d'origine inconnue : la notion de culpabilité en général associée à ce désir n'intervient jamais. le mal est là, tapi dans une cellule de notre âme comme une maladie le serait dans un de nos gènes : il faut faire avec, voire - et c'est cela sans doute le plus dérangeant - l'exploiter du mieux que l'on peut.

"Les Abeilles" représente le texte le plus long et aussi - à notre sens - le plus subtil. On y voit une jeune femme, dont le mari est parti travailler en Suède, aider son cousin à trouver une chambre dans la résidence d'étudiants qui fut jadis la sienne. Elle le présente au directeur de l'institution, un homme cultivé et extrêmement courtois à qui il manque les deux bras et une jambe mais que cela n'empêche en rien de servir le thé à ses visiteurs. L'affaire se conclut et par la suite, la jeune femme se présente par trois fois à la résidence pour prendre des nouvelles de son cousin. Par trois fois, sous un prétexte ou sous un autre, le cousin est absent et elle finit par goûter avec le directeur, ce qui lui donne entre autres l'occasion de constater que, dans l'angle de sa chambre, au plafond, se dessine une tache sombre qui n'arrête pas de prendre de l'importance. A chaque visite également, elle constate, d'abord distraitement il est vrai, que les couleurs des parterres de tulipes sortent assez de l'ordinaire pour aboutir, au jour final, à un bleu soutenu. Enfin, dans leurs conversations, le directeur finit par lui révéler que l'incroyable baisse de fréquentation d'une résidence qu'elle-même avait connue si agitée provient de la disparition inexpliquée, quelques années plus tôt, d'un étudiant en mathématiques dont on n'a jamais retrouvé le corps.

Dans ce récit, Ogawa sort de l'ombre et entraîne presque sans détour son lecteur à soupçonner le directeur d'avoir tout d'abord tué l'étudiant en mathématiques avant de s'en prendre au cousin de la narratrice. L'homme connaît en effet sur les corps des deux jeunes gens des détails qu'il ne peut avoir remarqués que s'il les a vus tous deux dans le plus simple appareil, connaissance qu'il justifie tout naturellement en expliquant que, lui-même étant gravement handicapé, il porte une attention particulière au physique de tous ceux qu'il rencontre.

Finalement, dans les dernières pages, le directeur, malade, s'endort sur son lit et la tache au plafond se met à couler. Affolée par le liquide poisseux qui glisse sur ses doigts, la narratrice part finalement à l'aveuglette dans la résidence pour en chercher la source et découvre, dans un conduit d'aération, un essaim d'abeilles qui y a fait son nid. Mais la manière dont l'auteur amène la conclusion abrupte de son histoire nous fait voir non pas un nid banal mais la carcasse d'un corps où les abeilles auraient trouvé refuge, se contaminant elles-mêmes au contact de la décomposition, ce qui expliquerait les couleurs étranges prises par les fleurs du jardin ...

Oh ! ce n'est pas dit ainsi, rassurez-vous. Ce n'est pas écrit, non. N'empêche que cette carcasse, le lecteur finit par la voir.

Bref, vous l'avez compris, il faut avoir l'esprit aux aguets et l'estomac assez bien accroché pour lire ces trois récits d'Ogawa. Ils n'en restent pas moins fascinants, sachez-le. Toutefois, nous prendrons sur nous de déconseiller la lecture de "La Grossesse" aux femmes enceintes : en ce domaine, croyez-en notre expérience, on n'est jamais trop prudent. ;o)
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