«
Et vive L'Aspidistra », publié en 1936, est un roman un peu étrange, à la fois monotone et glaçant, que l'on peut situer à mi-chemin entre « Dans la dèche à
Paris et à Londres » et «
1984 ».
George Orwell y abandonne le récit autobiographique et adopte la forme romanesque qu'il reprendra avec bonheur dans «
1984 ». Si le roman quitte le rivage de la misère abordé par « Dans la dèche à
Paris et à Londres », la vie à la lisière du dénuement que mène son personnage principal,
Gordon Comstock, rappelle les tribulations d'Orwell dans son ouvrage consacré à la description des conditions de vie des plus miséreux.
L'antipathique
Gordon annonce par de nombreux aspects le futur « héros » valétudinaire de
1984, Winston, tant les deux personnages partagent un caractère aussi clairvoyant que velléitaire. La lutte obsessionnelle que mène
Gordon contre l'argent tout au long du roman préfigure la lutte contre le régime totalitaire d'inspiration communiste que mènera, à son tour, et parfois à contrecoeur, le désormais célèbre Winston
Smith.
Orwell annonce la couleur dans l'incipit, un extrait de l'épître aux Corinthiens qu'il a librement adapté : le thème central du roman est l'argent. « Et quand j'aurais le don de prophétie, et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j'aurais toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas d'argent, je ne suis rien ».
«
Et vive l'Aspidistra » nous conduit sur les traces de
Gordon Comstock, trentenaire éduqué qui a fait le choix délibéré de ne pas laisser l'argent dicter sa vie. Il a ainsi quitté un poste avantageux dans une régie de publicité pour devenir employé dans une librairie et consacrer son temps libre à écrire de la poésie qu'il essaie tant bien que mal de faire publier.
Gordon vit chichement de son maigre salaire de libraire, loue une chambre de « célibataire », compte en permanence chaque penny, et parvient en réalité tout juste à joindre les deux bouts. Sa situation précaire est la cause de mille tracas quotidiens, et affecte aussi bien sa relation amicale avec Ravelston, jeune homme affable et fortuné, que sa relation amoureuse avec Rosemary, jeune femme épatante, qui lui refuse néanmoins tout rapport charnel.
Le lecteur saisit rapidement toute l'ironie de la situation : en choisissant de lutter contre l'argent,
Gordon s'est paradoxalement mis dans une mouise où le manque d'argent dicte chacun de ses choix, et finit par le définir en tant qu'être social, ami désargenté auprès de Ravelston et amoureux chaste auprès de Rosemary. le titre du roman, de prime abord pour le moins opaque, prend ici tout son sens : l'aspidistra est une plante vivace, partie intégrante de chaque foyer londonien et symbolise une forme de normalité, d'appartenance à la société. La détestation de
Gordon à l'égard de l'aspidistra qui représente à ses yeux le système dont il refuse de faire partie illustre à merveille toute l'ironie glaçante de l'auteur.
Le roman est comme «
1984 » un roman à thèse. L'auteur s'attache à nous dépeindre dans les moindres détails la monotonie et la petitesse de la vie de
Gordon, et nous montre page après page à quel point l'argent régit chaque instant de la vie de son « héros », en dépit de sa tentative désespérée de s'extraire du système. Si une forme d'ennui accompagne parfois la lecture, c'est une angoisse insidieuse qui saisit le lecteur lorsque celui-ci réalise à quel point la pauvreté ronge
Gordon de l'intérieur, au risque de lui voler son âme.
«
Et vive l'Aspidistra » est ainsi le titre faussement enjoué d'un roman sombre, très sombre qui annonce le chef d'oeuvre noir comme l'ébène qu'écrira Orwell en 1948. Tandis que gronde la rumeur de la seconde guerre mondiale, l'auteur emploie à dessein la forme romanesque pour dire tout le mal qu'il pense du système capitaliste qui transforme chaque homme en esclave d'un nouveau Dieu fait de papier.