Sur le site de la revue Slate, j'ai été étonné de voir récemment un article consacré à Gertrude Bernard, alias Anahareo, l'épouse numéro quatre de Archibald Belaney, plus connu sous le nom de
Grey Owl. L'article, très bien rédigé et nuancé, fait la part des choses autour de ces deux personnages aux destins totalement incroyables. Un ouvrier écossais parti au Canada, qui mena la vie de coureur des bois, la prit tellement à coeur qu'il finit par s'inventer de toute pièce une identité indienne, épousa une vraie indienne, et sous le nom de Chef
Grey Owl (chouette cendrée) devint un véritable phénomène médiatique ! Un imposteur total… Mais, souligne l'article, qui joua un rôle capital dans la naissance de l'écologie. Tout cela m'a rappelé ce livre lu il y a longtemps.
A vrai dire, dans ces pages la supercherie est assez évidente :
Grey Owl s'y dit fils d'Apache (lesquels vivent au Nouveau-Mexique, à environ 3000 km des forêts canadiennes !) et y assume avoir acquis sa connaissance de la forêt grâce à l'amitié du peuple Ojibway, qui l'avait adopté et dont il avait appris la langue et les coutumes. Pas trop difficile non plus d'identifier les moments où il enjolive ses histoires, de manière généralement très réussie narrativement parlant mais médiocrement crédible.
C'est un livre autobiographique où il raconte sa vie de trappeur et son évolution mentale. Evidemment, il ne s'étend pas trop sur sa jeunesse ; les choses sérieuses commencent quand il rencontre Anahareo et qu'il l'épouse (alors qu'il est déjà légalement marié à trois autres femmes, mais ça il ne le précise pas). A l'époque, l'âge d'or des coureurs des bois est révolu ; les forêts sont largement colonisées et exploitées, le gibier se fait rare. Quand aux castors et loutres intensivement chassés pour leurs fourrures, ils sont en voie de disparition rapide. Mais c'est la vie qu'ils veulent mener. Ils ne s'en imaginent pas d'autre.
Ensemble ils décident de partir s'établir dans une zone de forêt qu'on dit préservée, et mettent la quasi-totalité de leurs maigres économies dans le projet. Mais arrivés sur place, c'est la déception : la région a déjà été intensivement chassée, et il ne reste plus qu'une poignée de castors éparses… Qu'ils entreprennent de piéger, car il faut bien vivre. Tout change le jour où, après avoir tué leur mère, son épouse convainc
Grey Owl de recueillir deux bébés castors orphelins, et qu'ils entreprennent de les élever. Baptisés Mac Ginnis et Mac Ginty, ils font preuve d'un comportement étonnamment humain, et deviennent rapidement de véritables membres de leur famille. Quand ils disparaitront (probablement victimes d'un confrère) ce sera pour eux un véritable déchirement ; ils en recueilleront d'autres après cela.
Pour sensibiliser le public,
Grey Owl décide d'écrire leur histoire ; c'est un succès immédiat. Rapidement, il commence également à donner des conférences, et acquiert une énorme popularité. Il fait des tournées à travers l'Amérique et l'Europe, rencontre la famille royale britannique, tourne un film avec leurs nouveaux castors… Et écrire des livres, où il raconte avec humour aussi bien leurs démêlés de parents castors adoptifs que le choc des cultures lors de son arrivée dans la bonne société londonienne, mais aussi ses espoirs et ses efforts pour préserver la faune sauvage.
Grey Owl mourut en 1938 et, par respect, ce ne fut qu'après qu'un journaliste québécois (qui l'avait découvert depuis belle lurette) révéla le pot au rose. Si ce fut évidemment un choc pour beaucoup de gens, sa mémoire n'en fut pas moins saluée (et l'est toujours) pour sa contribution à la préservation de la faune sauvage, et même pour son respect de la culture ojibway, qu'il prit toujours garde à ne jamais dénaturer, quand bien même il n'était pas né ojibway. En somme, ce fut un imposteur éthique.