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Manifeste incertain tome 3 sur 9
EAN : 9782882503534
220 pages
Noir sur blanc (04/09/2014)
4.08/5   18 notes
Résumé :
C'est l'époque de la « drôle de guerre ». L'écrivain et philosophe Walter Benjamin vit à Paris depuis plusieurs années. Mais en 1939, comme tous les ressortissants allemands, il est interné dans un camp de « travailleurs volontaires » à Nevers. Libéré après deux mois et demi grâce à l'intervention de plusieurs amis, il regagne Paris jusqu'à l'arrivée des troupes de la Wehrmacht. Il s'enfuit, et commence pour lui une errance dans le Midi, d'abord à Lourdes, puis à Ma... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Un mercredi de novembre, seize heures. Peu de temps me sépare d'un dîner prévu avec Frédéric Pajak, et pour la première fois de ma très jeune vie parisienne, j'éprouve l'impérieux désir de lire un homme avant de le rencontrer. Sans doute autant par curiosité que par précaution, je me demandais quelle sensibilité masquaient cette silhouette d'explorateur du Grand Nord et ces yeux glacials entrevus un soir par le joyeux hasard qui préside aux rencontres dans le japonais de la rue des Ciseaux.

Sous un ciel gris qui rendait Paris aussi noir et blanc que l'univers dans lequel je m'apprêtais à plonger, j'ai traversé le boulevard Saint-Germain et dix minutes plus tard, devant un café noir, j'ouvrais le Manifeste Incertain 3, dernière pièce en date d'une série de dix récits écrits et dessinés, récompensée par le prix Médicis essai 2014.

D'emblée, impossible de savoir ni où l'on va, ni si l'on y arrivera, et l'on se dit qu'il serait probablement mieux de se perdre en chemin : que l'incertitude n'est pas forcément stérile, qu'elle enfante bien plus de rêveries qu'une idée fixe. C'est dans un enchevêtrement de trajectoires frénétiques que nous sommes parachutés, à travers un monde qui s'est arrêté de tourner, celui du XXème siècle, violent et inepte anthropophage, auquel tous tentent d'échapper.

Walter Benjamin dans son dernier voyage le long d'un sentier de contrebandiers entre la France occupée et l'Espagne, Ezra Pound dans l'Italie fasciste et post-fasciste, Pajak lui-même, après une nuit d'ivresse à Marseille et sous la pluie de Paris, se croisent sans se retourner. Les récits enchâssés se répondent, se frôlent sans toutefois s'épouser ni se confondre. Et dans cette course, ces derniers comme le lecteur se font rattraper par l'Histoire, surgie crûment des illustrations. Une simple bâtisse, striée de barreaux, devenant une prison oppressante, un toit de tôle, des cages alignées mais vides, des barbelés tout juste emmêlés, l'horizon bouché tantôt par une croix gammée, tantôt par la hideur des voies de chemin de fer… L'absence de toute âme qui vive, dans ces scènes concentrationnaires, en dit plus long sur ce cauchemar que n'importe quelle reconstitution en couleurs et en costumes de France Télévision.

Une lumière aveuglante est jetée sur des pans de l'histoire que nous préférons d'ordinaire camoufler, à l'ombre d'autres horreurs un peu plus lointaines, donc plus faciles à regarder. L'air de rien, mais fermement, Pajak brosse un tableau de la France de Vichy, dans lequel les noms de Gurs – camp de prisonniers d'où s'échappa en 1940 Hannah Arendt –, de Colombes – dont le stade olympique Yves-du-Manoir fut transformé en lieu de rassemblement des futurs déportés de Vernuches, parmi lesquels Walter Benjamin – et même de Marseille, étape ultime de milliers d'aspirants à l'exode, souvent en vain, résonnent d'un tout autre timbre…

Mais d'idéologies, il n'en est que d'incertaines, c'est ce que nous montre – aussi bien qu'il le dit – Frédéric Pajak. le soir-même, il me glissait : « Tout n'est pas que politique. Il y a autre chose ! ». Cette autre chose, c'est pour lui un autre monde, celui dans lequel vivent des millions de gens, se fichant des derniers toussotements de l'Histoire, ayant déjà remplacé cette mégère infirme par la vigueur légère et signifiante de la poésie. Ces gens vivent dans leur propre monde, disait-il, et j'en suis. Lui qui s'apprêtait, l'air de rien, à lever l'ancre pour l'Argentine sur les traces de Gombrowicz.

Manifeste incertain, tome 3, Frédéric Pajak – Noir sur Blanc.

http://www.causeur.fr
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Me revoilà partie sur les chemins, avec dans les mains ce troisième tome du Manifeste Incertain de Frédéric Pajak. Entre textes et dessins, je suis les traces laissées par Walter Benjamin : son internement à Nevers, sa fuite vers le Sud pour tenter de rejoindre un bateau qui le mènerait aux États-Unis. En vain. Acculé, il se suicidera après avoir réussi à gagner la frontière espagnole, ne voulant pas tomber dans les mains de la Gestapo.
En parallèle, l'auteur nous parle du destin d'Ezra Pound, poète américain que je ne connaissais pas, qui a adhéré sans retenue au fascisme triomphant en Italie, à cette époque. Rejeté par Mussolini, condamné et interné après la guerre, il y laissera sa raison. Deux histoires, deux engagements, deux hommes totalement différents. Tous pourtant acteurs de cette Histoire dont Pajak nous fait régulièrement le procès. Avec raison, souvent.

Qu'en retenons-nous ? Ce qu'on veut bien nous en dire, nous en montrer ? Pourquoi gardons-nous toujours le pire et non le meilleur des conflits et des cassures de l'Histoire ?

« Si les nazis ont inventé le Blitzkrieg, la société civile les imitera avec succès. le commerce mondial en adoptera les méthodes : Information furtive, communication instantanée. Tout ce qui apparaît doit disparaître au plus vite. L'instantanéité fait figure de religion. »

Frédéric Pajak essaie de redonner place et sens aux oubliés de l'Histoire, aux « sans-noms » qui pourtant en ont été les acteurs, au même titre que les têtes de gondole qui en font la une !

« Il ne s'agit pas de savoir comment les choses se sont réellement passées. Il s'agit de réveiller les morts, tous les morts, sans exception. Il faut entendre la voix de ceux qu'on a fait taire, la voix des misérables, des anonymes, des exclus de l'Histoire officielle. Seules ces voix retrouvées donneront une réalité au présent. Elles en sont le garant invisible et muet. »

Je lisais il y a peu le témoignage de Nujeen Mustafa, originaire de Syrie dont certaines réflexions entrent en résonance avec ce manifeste Incertain :

« Staline a tué 6 millions de personnes dans ses goulags et pendant les Grandes Purges. le régime d'Hitler a été encore plus meurtrier : 11 millions de morts et 17 millions de réfugiés. Je peux vous parler de Staline et d'Hitler, mais d'aucune de leurs victimes. Est-ce que ce sera la même chose avec Assad dans cinquante ans ? Sans doute. Les gens sauront tout de lui mais rien des bonnes gens de la Syrie. Nous ne serons que des nombres, Nasrine, Bland, moi et tous les autres, tandis que le tyran entrera dans L Histoire. Cette pensée est effrayante. » Nujeen, L'incroyable périple.

Et cette réflexion sur les bonnes gens dont on ne sait rien et toutes ces mauvaises gens, qui dégoulinent des pages de nos livres d'Histoire. J'arrête là sur cette parenthèse, qui est pourtant loin d'être hors sujet : les livres se parlent et se répondent, c'est bien connu ! A nous de savoir les écouter…

« Un siècle de divers avenirs radieux s'est consumé dans l'horreur et la pitié ; et nous voilà : vieux et jeunes enfants d'un temps suspendu, qui n'avons plus guère la force de rêver, n'en ressentons qu'à peine la nécessité, parce que l'idéologie moderne ne provoque aucun rêve »

… pour pouvoir s'asseoir ensemble à la table de la fraternité !

I have a dream…
Lien : http://page39.eklablog.com/m..
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Dans ce troisième tome du Manifeste incertain, Frédéric Pajak continue à suivre les pas de Walter Benjamin, cette fois sur la dernière étape, qui va le mener vers la mort. La guerre sur le point d'éclater, puis en cours, l'internement des ressortissants allemands, la débâcle française, les Allemands qui envahissent la France, la chasse aux opposants comme Benjamin. Qui refuse de partir vers Londres, puis qui tente d'obtenir un visa américain, et lorsqu'il l'a enfin obtenu, le visa de sorti devient obligatoire pour quitter la France. Il n'y a plus comme solution, que de tenter de quitter le pays à pieds, entrer en Espagne pour rejoindre enfin Lisbonne et partir vers les USA. Frédéric Pajak décrit tout le périple de Benjamin, de manière haletante et touchante.

Ce récit est croisé avec celui Ezra Pound, le poète américain, qui passera la plus grande partie de sa vie en Europe, pour finir par s'installer en Italie, où il ralliera le fascisme. Mais c'est un allié embarrassant, pour le moins excentrique, à la limite de la folie. Après l'arrivée des troupes américaines et son rapatriement aux USA, il passera d'ailleurs un certain nombre d'années en hôpital psychiatrique, ce qui lui permettra d'éviter un jugement pour trahison, mais qui peut aussi être vu sous l'angle d'un internement abusif.

Dans ce troisième volume, Frédéric Pajak se met d'avantage en retrait, on le voit bien moins que dans les volumes précédents, un peu au début, un passage à Marseille, qui répond à la période que Benjamin y a passé, mais peu de choses en somme. Ezra Pound, et surtout Walter Benjamin sont la vedette dans cet opus.

C'est une très grande réussite, ce troisième tome est à mon sens plus abouti que les deux premiers, d'une certaine façon Frédéric Pajak semble avoir trouvé son souffle, avoir précisé son projet, lui permettant de se déployer dans toute son originalité et force. Je ne vais pas tarder à continuer avec le suivant, qui évoque Gobineau, sur lequel je voulais depuis longtemps en savoir plus.
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Le Manifeste incertain n'assure rien, sauf des suggestions laissées à la libre interprétation de quiconque acceptera d'abandonner ses idées préconçues sur l'Histoire.


Nous n'affirmons rien sur le monde sinon les existences d'Ezra Pound et de Walter Benjamin. Les personnages semblent n'avoir rien en commun. le premier fait frissonner l'homme modéré par son ardeur à soutenir Mussolini et ses idées extrémistes tandis que le second est malmené par le gouvernement Daladier qui ordonne à tous les Allemands et Autrichiens résidant sur le territoire français de rejoindre les camps de rassemblement. Toutefois, les deux hommes finiront tous deux muselés : le premier parce qu'il sera enfermé en prison puis dans un asile d'aliénés jusqu'à ses 73 ans, le second parce qu'il ne verra pas d'autre solution que le suicide. le premier, auteur des Thèses sur le concept d'Histoire, fait preuve d'une distanciation critique qui semble l'engager à se retirer de la société tandis que le second, passant de la déconstruction littéraire et poétique au démantèlement du système, s'engage toujours plus loin dans sa dénonciation critique, toujours plus inclus dans le monde à mesure qu'il souhaite l'expulser le plus loin possible de lui-même.


Frédéric Pajak n'a rien d'un Walter Benjamin ou d'un Ezra Pound. Aujourd'hui, la situation n'est plus aussi critique qu'elle ne l'était dans les années 40. Mais quel est donc ce vague à l'âme qu'il se traîne toutefois sans en comprendre l'origine ? Les temps forts exigent peut-être des réactions amples, qui se déploient à la mesure de l'intensité historique, et les temps de paix apparente sont peut-être si angoissés parce qu'ils redoutent la prochaine inquisition et qu'ils se désespèrent de n'avoir pas la force de l'empêcher. Coupables parce qu'ils finissent par l'espérer ?


Au contraire d'un discours sur l'Histoire qui ne voudrait s'en tenir qu'aux données factuelles, Frédéric Pajak ne choisit pas de prendre du recul. Il se rapproche au plus près de quelques personnalités choisies aléatoirement –non pas dans le cadre de cet essai mais d'une façon plus générale parce qu'elles sont devenues les victimes d'une époque et d'un lieu précis-, admettant la possibilité d'une correspondance du singulier avec le général.


Le Manifeste incertain se présente alors comme une grille de lecture différente au sein de laquelle les relations et la singularité tracent des réseaux souterrains d'élucidation du monde. Frédéric Pajak démontre par l'absurde, en s'emparant de quelques individus, la faillite d'une culture dont l'angoisse s'exprime dans les cris d'agonie collectifs d'une civilisation.
Lien : http://colimasson.blogspot.f..
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Toujours la même (bonne) veine : Pajak accorde un regard bienveillant même aux êtres les plus déjantés : ainsi évoque-t-il le poète Ezra Pound, sans prendre prétexte de sa folie pour invalider ses qualités littéraires novatrices en les distinguant bien de ses idées délirantes.
On assiste également dans ce volume 3 à la fin pathétique de Walter Benjamin, à la fois passéiste toujours fourré dans le 19 ème siècle des arts, de l'architecture et de la littérature et visionnaire d'un avenir plein d'épouvante : passéiste parce que sans illusion.
Les circonstances de la mort de ce gros nounours lucide, malheureux et débonnaire m'ont beaucoup émue : bravo Pajak !
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critiques presse (3)
Telerama
03 décembre 2014
Une méditation sur le XXe siècle à travers les destins croisés du philosophe juif Walter Benjamin et du poète Ezra Pound, tenant du fascisme.
Lire la critique sur le site : Telerama
Bibliobs
05 novembre 2014
Il mérite le nom d'«essai», en ce sens qu'il tente de faire ce que personne n'a tenté avant. C’est en 2012 que l’illustrateur-écrivain [...] a entamé la publication de ce projet bizarroïde: des livres démembrés dans le temps comme dans la forme, où les dessins (magnifiques) surgissent au milieu des récits.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
Liberation
06 octobre 2014
C’est toujours la même forme désarticulée, avec des récits courts où le dessin vient comme un contrepoint plutôt que comme une illustration. Et avec toujours la même obsession de l’histoire.
Lire la critique sur le site : Liberation
Citations et extraits (21) Voir plus Ajouter une citation
Plus jeune, quand je travaillais - avec le corps, jamais la tête -, je touchais ma paie en liquide le vendredi soir, une somme ridicule. J'en mettais une partie de côté. Quand je ne travaillais pas, je voyageais, et je ne travaillais que pour voyager. Le tourisme de masse n'avait pas gagné tous les recoins de l'exotisme. Le voyage n'était pas encore tout à fait une industrie.
J'ai donc connu l'ancien monde, très peu de temps avant qu'il n'expire pour de bon. Je n'en éprouve pas de nostalgie. Ni de regret. Les bons souvenirs ne se retournent pas dans ma mémoire : ils dorment et font les morts.
J'ai grandi dans les Trente Glorieuses. J'en étais l'enfant, et non l'acteur. J'ai vécu dans le confort, dans la mollesse, dans une large ignorance de l'âpreté de la vie. Tout fut plutôt paisible, même si j'ai connu le malheur, et des événements déchirants. J'en ai été angoissé. J'en ai été triste. J'ai traversé des crises de désespoir.
Et puis j'ai connu la pauvreté. Je n'ai pu régler mon loyer. J'ai eu faim. J'ai mendié pour manger. J'ai connu l'injustice, la brutalité. Je ne m'en plains pas.
Si je considère ma vie froidement, je n'y trouve aucune grandeur, de cette grandeur dont déborde l'Histoire, quand elle se fait sublime ou dramatique. Non pas que, dans ma vie écoulée, tout fût étriqué ou misérable, mais l'Histoire ne s'y est pas mêlée. Ou plutôt: elle s'y est jouée sans acteurs,d devant un décor vide. ej parle ici des villes ou des campagnes que j'ai habitées, et dans le limites du monde occidental. Je parle de ma génération.
JE ressemblais à mass amis, à mes camardes, à mes amours, contemporains d'une société qui allait être bientôt totalement et mondialement matérialiste. Les marchandises venaient de partout, allaient partout. Elles s'immisçaient en nous. Parce que, pour la première fois dans l'Histoire, nous autre jeunes avions de quoi l'acheter. On nous appelait "la jeunesse", et nous ignorions combien cette appellations exprimait de dérision. Nous devenions des clients, des "cibles".
De nouveaux produits fabriqués exprès pour nous surgissaient à profusion sur le marché, depuis les vêtements à la mode jusqu'à la culture, sans oublier les stupéfiants.
La consommation intensive devint notre mode de vie, et le lit de notre renoncement. Qui pouvait imaginer qu'elle remplirait un jour tout l'espace?
Nous vivons dans un pays de cocagne, et pourtant cela ne nous suffisait pas. Nous rêvions d'une autre société. Ce n'étaient ni sa médiocrité ni ses inégalités qui nous rebutaient dans la société dominante: notre insatisfaction était ailleurs.
Nous l'évoquions cette insatisfaction, sur le ton de l'humour ou du cynisme convenu. Nous l'analysions, d'une phraséologie vite désavouée. Nous bataillions contre elle, sans jamais en découdre. Nous l'avions même médicalisée, par exemple à coups d'anxiolytiques. Mais nul n'a su vraiment lui donner les mots justes.
Parfois, n'y tenant plus, nous nous révoltions. C'était sans conséquence : nous n'avons rien ébranlé de l'ordre établi. Celui-ci s'accommodait aussitôt de nos slogans, de nos réclamations.
Il faut dire que nous étions niais, que nos idées étaient pataudes, approximatives, et surtout sans effet, puisque nous n'avions aucun monde à opposer au "vieux monde". Quelques rapiéçages, des concessions, des réformes de détail - souvent sympathiques, mais incompatibles avec une véritable révolution. Nous haussions le ton, parce que nous n'avions rien à dire. Et d'ailleurs nous n'avons rien dit.
J'ai donc grandi dans de pauvres idées, de faux sentiments. J'ai été incapable d'y remédier. Devant ma défaite, j'ai l'impatience du fossoyeur au moment de donner la dernière pelletée. Je sais l'impossibilité d'embrasser le monde, le temps, l'Histoire. De cette Histoire, il ne reste pas même un os à ronger. Elle a raté jusqu'à son suicide. Rien de vivant n'est advenu.
Notre insatisfaction, pourtant, a redoublé. Nous en gardons le goût âcre dans la bouche, et qui va en augmentant. Nous sommes désespérés, mais sans oser l'avouer. Nous préférons dire désenchantés. Nous serons les rescapés d'un monde douillet.
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J'ai donc grandi dans de pauvres idées, de faux sentiments. J'ai été incapable d'y remédier. Devant ma défaite, j'ai l'impatience du fossoyeur au moment de donner la dernière pelleté. Je sais l'impossibilité d'embrasser le monde, le temps, l'Histoire. De cette Histoire, il ne reste pas même un os à ronger. Elle a raté jusqu'à son suicide. Rien de vivant n'est advenu.
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Mais on ne saurait faire disparaître complètement le passé. Il doit donc apparaître tel que le présent puisse le supporter : un passé éloigné, flou, fait de perruques royales, de victoires navales, de conquêtes triomphales. […] C’est par ce travestissement du passé et ce rejet de l’avenir que l’idéologie moderne se constitue et agit comme une idéologie. Elle procède avec une violence tout en raffinement, sans jamais avouer sa besogne qui consiste à abolir systématiquement le mouvement de l’Histoire. C’est une technique d’aveuglement, une technique qui a fait ses preuves. C’est désormais en aveugles que nous appréhendons le monde.
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Nous sommes les héritiers malgré nous des idéologies du XXe siècle. Nous ressemblons à leurs pensionnaires hébétés, croupissant dans le déni de leurs illusions encore tièdes. Nous ne voulons rien accepter de ces croyances périmées, car nous savons assez le fléau qu'elles ont été, toutes, sans exception - nationalistes, communistes, fascistes.
De ce monceau de dogmes évanouis subsiste néanmoins une idéologie moderne. Sans se prévaloir des idéologies passées, elle en porte les traces, certaines manies, des habitudes ou des stratagèmes. Mais cette idéologie moderne se défend d'être une idéologie. Elle s'efforce de paraître débarrassée de tout ce qui constituait une idéologie, et elle sait faire illusion. A force de masques et de dénégations, elle parvient à faire douter de son existence.
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J'ai porté des bidons de résine synthétique

Un produit dangereux réputé asphyxiant

Qui sert à fabriquer des sols lisses et brillants

Dans les halls des cliniques, les salles de gymnastique

J'étais intérimaire, c'est-à-dire moins que rien

Celui que le patron peut toujours congédier

Sans que jamais ne bronche aucun des ouvriers

J'essuyais le mépris de ces frères humains


Au temps de ma jeunesse, j'étais un misérable

Me tuant à sécher le ventre des citernes

Avec de la sciure mélangée à du sable

Avant de tout repeindre d'une couleur si terne

Comme chauffeur-livreur, j'ai travaillé six mois

C'était une boucherie qui faisait abattoir

On entendait les bêtes, leurs cris et leur effroi

On sentait leurs carcasses pourrir au dépotoir


J'ai été couchettiste dans les wagons de nuit

Nous partions de Genève, nous allions jusqu'à Rome

Dans mon compartiment je caressais l'ennui

Pourtant j'étais parfois le plus heureux des hommes

Parmi les couchettistes nous étions quelques-uns

A louer une Vespa pour aller à la mer

Vers neuf heures du matin nous commencions à jeun

A boire de la bière et des liqueurs amères

Et puis nous repartions à la tombée du soir

Titubant jusqu'au train, au bras d'une Romaine

Elle nous offrait enfin un baiser sans histoire

Nous en gardions le goût au moins pour la semaine


De ces petits boulots, j'en ai fait des dizaines

Grouillot d'imprimerie, manœuvre de chantier

J'ai haï le travail et le monde ouvrier

Les ordres répétés, les hurlements obscènes

Et j'ai haï ma vie et tout ce temps perdu

Les journées fatigantes et les nuits provisoires

ces heures désolantes, ces gestes dérisoires

Tous ces mots étouffés et ces malentendus


Je me revois aussi dans le Quartier latin

Crevant de solitude et recherchant quelqu'un

Un regard, une voix, dans le petit matin

Des mots de rien, de peu, même des lieux communs

Je voulais qu'on me parle de la pluie, du beau temps

Et des banalités qu'on se dit au comptoir

Devant un verre de vin pour faire durer l'instant

Ou bien les yeux mouillés sur le bord du trottoir
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Vidéo de Frédéric Pajak
Lecteur, écrivain, dessinateur, Frédéric Pajak déploie son imaginaire depuis 2012 dans un livre sans fin, "Le Manifeste incertain " : au rythme d'un volume par an, cette entreprise littéraire s'achève cette année avec la parution de son 9e volume "Avec Pessoa". Si chaque volume est consacré à la biographie d'une figure que L Histoire a longtemps malmené, ils tissent entre eux une toile plus vaste, l'incertitude comme fil rouge.
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