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EAN : 9782253023906
641 pages
Le Livre de Poche (01/01/1980)
4.12/5   1007 notes
Résumé :
La Vie mode d'emploi est un livre extraordinaire, d'une importance capitale non seulement dans la création de l'auteur, mais dans notre littérature, par son ampleur, son organisation, la richesse de ses informations, la cocasserie de ses inventions, par l'ironie qui le travaille de bout en bout sans en chasser la tendresse, par sa forme d'art enfin : un réalisme baroque qui confine au burlesque.
Jacqueline Piatier, Le Monde

L'ironie, très douce... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (91) Voir plus Ajouter une critique
4,12

sur 1007 notes
A.S. (Ante Scriptum).
Quand je ferai, pour la n.ieme fois, naufrage, je tacherai de sauver ce livre et de l'amener, sec ou detrempe, en l'ile deserte que j'essaierai d'atteindre a la nage.
Comment choisir les livres a sauver en premier? A chacun ses criteres. Moi je les choisirais d'abord bien gros, vu qu'avec ma chance je risque de rester fort longtemps abandonne a ma solitude (a moins que n'apparaisse un Vendredi de derriere un girembellier ou un latanier rouge).
Ce seront surtout des livres que je pourrai lire et relire, encore et encore, avec interet. Celui-ci, ce Mode D'emploi qui ne me servira de rien dans mon insularite, ce sera pour du plaisir pur et simple. Une masturbation cerebrale tres recommandee en longue periode de solitude (a moins que je ne decouvre un Jeudi cache dans des fougeres arborescentes).

A.S.2 (Au Secours!).
Je croyais entrer dans un immeuble parisien. Grosse erreur! Fatale! A peine franchie la porte cochere c'est la jungle! Il me faut franchir des amoncellements d'objets impenetrables a premiere vue. Enfouis dans les caves; dormant dans les combles; se dandinant (eux aussi?) dans les escaliers; se cachant derriere des portes ouvertes ou plutot fermees; franchissant des ponts-levis (j'ai des hallucinations); camoufles en armoires normandes, en bahuts d'un autre age ferres aux coins. Et chaque objet tient a etre connu et reconnu, dans ses plus infimes details, dans sa plus intime histoire, dans tous ses passages d'un maitre a un autre, dans toutes ses deformations causees par des mains malhabiles ou voulues par des esprits modernisateurs, et chacun m'assene en plus l'histoire et les devenirs de tous ceux qui l'ont manipule. Sauve qui peut! Comment franchir ce livre sans perdre la raison?

A.S.3 (Assistance Sociale).
Perec decrit les faits et gestes des habitants d'un immeuble parisien, sis au 11 rue Simon-Crubellier, pendant la journee du 23 juin 1975. Un immeuble de 5 etages, plus 2 de combles, plus 1 de mansardes. Une journee, de l'aube a 8 heures du soir. Et leurs gestes, leurs mouvements, leurs postures le long de la journee, et les objets dont ils s'entourent, et leurs facons de les arranger, de les deplacer, de les manier, de s'en servir, nous disent beaucoup plus sur eux qu'une quelconque analyse psychologique (que Perec fuit comme la peste). Je les ai sentis. Je crois les avoir compris. Comme tout lecteur qui ne saute pas les enumerations, qui ne passe pas outre les accumulations de details. Car c'est peut-etre ce qui les rend vivants, proches.

Une journee. Mais insidieusement Perec nous fait entrer dans toute leur vie anterieure, tout ce qui aboutit, sans pourtant toujours expliquer, a cette journee.
Un immeuble. Et par chacun de ses appartements, luxueux duplex ou mansardes de serviteurs, nous sommes amenes a connaitre non seulement ceux qui l'habitent en ce jour, mais aussi tous les locataires qui les ont precedes, depuis la construction du batiment fin 19e siecle. Cela fait une foule. Cela fait un monde. Un pan d'histoire, expose aux ignorants. Une civilisation, revelee aux mecreants. Qui se deploie en une multitude de details culturels, melangeant l'erudition la plus sophistiquee a la sagesse, a l'experience de vie la plus populaire; en une ribambelle de petites histoires, qui se cotoient, s'attirent et se repoussent, se provoquent, se melangent pour finir former les cent et une nuits francaises, les cent et une nuits occidentales en fait. Le puzzle du 20e siecle occidental.

Perec met beaucoup d'humour dans ses histoires. Beaucoup d'ironie, tournee parfois envers son propre vecu (comme quand les locataires de l'immeuble se demandent comment prononcer le nom d'un nouveau venu, un certain Cinoc: Sinoque? Tsinoc? Kinotch? Sinotz? Et le lecteur pense immediatement a un certain Georges, fils d'Itzik Peretz, que les passages d'un pays a un autre ont rendu Perecque). Mais aussi beaucoup de tendresse, beaucoup d'empathie envers ses personnages. En douceur il arrive a rendre les desirs, les peurs, les amours, les lubies, les obsessions de ces personnages non seulement comprehensibles, mais meme familiers. Nous en avons deja rencontre des semblables chez nos voisins, chez nos amis. Avouons-le, chez nous-memes? Perec nous a perces. Et son bienveillant regard confere aux etres et a la trivialite des choses dont ils s'entourent une densite inesperee. Presque tous ses personnages deviennent denses au fil des pages, depuis Bartlebooth, le richissime anglais qui veut depenser son argent et son temps en l'action la plus gratuite imaginable, dediant sa vie a ne laisser aucune trace, jusqu'a Smautf, son fidele valet, son gardien, son protecteur, son ami le plus cache.

A.S.4 (Avis aux Sceptiques).
La plus belle femme ne pourra etre belle aux yeux de tous. Ah! Pardon! le plus bel homme ne pourra etre beau aux yeux de toutes (il y a des moments ou je ne suis pas tres concentre).
Ce livre n'est pas concu pour provoquer un consensus. Il y aura (et il y a eu) surement des lecteurs, meme des plus reguliers, qui ne l'aimeront pas. Mais a mon avis tous sont tenus de l'essayer. Bon, tenus, tenus, disons pries, pour rester tant soit peu humble. Les 25 premieres pages (et peut-etre les 10?) suffiront pour decider si on veut defenestrer cet objet imprime ou en faire son compagnon de vie. Toutes voies legitimes. Ceux qui continueront connaitront, avec ces "romans" (oui, oui, au pluriel, comme c'est imprime dans la couverture de mon vieil exemplaire de poche), un plaisir etrange, insolite, truculent. Puissant. Le fort des halles a la Sorbonne.
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Les listes ont quelque chose de rassurant. Elles nomment les choses, leur donnent vie et sans qu’il soit nécessaire de dire à quoi elles servent, elles peuvent suffire à décrire un monde ou à ouvrir des perspectives sur une multiplicité d’histoires, de vies.

On ne se lasse pas de parcourir celles dressées par un Georges Perec ironique et facétieux, celles qui nomment tous les objets d’un immeuble parisien. Les témoins de la vie de ses habitants racontant leurs histoires loufoques, tendres ou érudites qui nous font faire le tour du monde en prenant toutes les formes de la littérature romanesque.

Un roman vertigineux et magistral, une prouesse littéraire écrite selon les contraintes définies par l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), un groupe d’écrivains et de mathématiciens se définissant comme des « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ».
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Le Graal du romancier: écrire le roman somme, le roman tout, l'oeuvre ultime par laquelle le romancier devient l'égal de dieu. Dans son siècle rationaliste, Balzac voulait concurrencer l'état-civil et ratisser la France de Paris en provinces; il noircit des milliers de pages sans mettre un terme à son grand oeuvre et ce n'est pas par hasard si Perec plante son livre dans un immeuble haussmannien pour relever le défi: la comédie humaine réduite à un seul livre (600 pages police 8 quand même).
Un seul livre pour un instant T: celui de la mort de Bartlebooth pendant lequel les habitants des 31 appartements et chambres de bonnes sont saisis dans leurs occupations triviales, mais qui se déploie vers le passé pour nous narrer les souvenirs des résidents présents et passés, tout en charriant les mots des écrivains aimés (non, pas Balzac) insérés, mine de rien, au coeur du texte perecquien. Vies minuscules, mythes, tableaux, littérature: tout cela mêlé suffit-il pour créer le roman suprême?
On le sait, Perec est l'homme des contraintes. Et pas des moindres. Que peut faire un écrivain capable d'écrire 300 pages sans le moindre E qui puisse surpasser cet exploit retentissant? « La Vie mode d'emploi » est un truc pété de règles, plus délirantes les unes que les autres. On sait généralement que le déplacement dans l'immeuble suit un ordre déterminé par le cavalier aux échecs, et que Perec a découpé son immeuble en 100 cases explorées l'une après l'autre sans jamais s'arrêter 2 fois au même endroit. Je ne vais pas lister toutes les autres contraintes auxquelles il s'est astreint (il existe d'ailleurs un cahier des charges de « La Vie mode d'emploi » publié au CNRS qui reprend toutes les fiches préparatoires à l'oeuvre qui fut terminée en un peu moins de 10 ans). Parce que l'essentiel c'est quand même: à quoi bon?
Ce qui fait que « La Disparition » est beaucoup plus qu'une pochade (qui serait déjà géniale par elle-même), c'est que le « E » manquant renvoie aux « eux » des parents disparus sans guère laisser de traces dans le ciel d'Auschwitz. Alors, que nous disent les mille et un détours empruntés par « La Vie mode d'emploi »?
Ces détours sont d'abord un moyen de compresser le monde en un volume. J'y ai trouvé ma ville de naissance (dans le genre cambrousse, pourtant…), celle où ma meilleure amie a eu son premier travail (là encore, trou du cul du monde): et je suis presque sûre que ça marche pour n'importe qui. Que nous sommes tous reliés à ce livre, que Perec nous a insérés dans sa trame comme Jan van Eyck a peint le spectateur de son tableau dans « Les Epoux Arnolfini ». Et nous y sommes d'autant plus que « La Vie mode d'emploi » est un immense terrain de jeu. On y trouve des énigmes en toutes lettres (« Faire du vieux avec du neuf », définition sublime de « nonagénaire »), et d'autres qui surgissent inattendues, les échos d'une page à l'autre (comme ce Romeo Daddi évoqué p. 247 qui oblige à rétropédaler p. 37), les descriptions de tableaux dont on cherche le titre, mais surtout ces trouvailles poétiques si bien cachées que quand par miracle on en trouve une on est saisi de bonheur: pourquoi 99 chapitres seulement quand l'immeuble a été découpé en 100 carrés ? On finit par trouver qu'une cave située à l'extrême-gauche n'a pas été visitée et on se souvient d'une fillette qui a croqué un coin de son biscuit Lu…
Mais le meilleur moyen de tout dire en 600 pages est de créer des effets de miroir à l'infini (comme une vache hilare à boucles d'oreilles représentant une vache hilare à boucles d'oreilles). Au centre de l'immeuble que le peintre Valène tente de restituer, le riche Barnabooth se contraint à reconstituer des puzzles dont les pièces renvoient aux pièces de l'immeuble et se laisse piéger par celui qui a imaginé les découpes les plus perverses pour l'orienter vers des solutions trop évidentes pour être honnêtes, comme le lecteur croit résoudre les énigmes que Perec s'est lui-même créées.
Car le livre ne parle peut-être que de son auteur qui dans chaque appartement a mis sa vie à lui avec de micro événements arrivés pendant l'écriture. Tous ses livres aussi sont rassemblés dans ce dernier roman comme l'attestent un Gaspar Winckler échappé de « W ou le souvenir d'enfance » et « Les Choses » entassées décrites à l'infini.
Roman de l'écrivain, roman du lecteur, roman du roman qui raconte sa propre construction et se reflète lui-même... Ce livre est d'autant plus un concentré d'univers que le « jeu » gagne, jeu de puzzle, jeu d'échec, jeu de mots, jeu aussi dans le mécanisme qui ne s'emboîte pas comme il le devrait: la dernière pièce du puzzle ne s'insère pas, et c'est bien une oeuvre totale qui peut se permettre de n'avoir rien oublié, pas même l'échec où nous a conduit le cavalier qui zigzague sur le damier bicolore.
(Bon. Il va falloir que je le relise encore une fois.)
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On voit certains commentaires annoncer un livre foisonnant qu'on peut lire en entier (ou pas), dans le désordre (ou dans l'ordre)… C'est bien là mon problème avec ce genre de livre : j'ai besoin que l'auteur m'embarque dans son texte, qu'il le structure ; qu'il m'empoigne et conduise plus ou moins fermement vers le mot FIN…

Alors là, c'est raté… Et puis ces descriptions du quotidien… à la longue (pas si longue que ça, d'ailleurs), je m'ennuie ; et je stoppe, conscient qu'il y a encore tant de choses à lire qui me procureront surprises et bonheur, sans être obligé à un effort surhumain de lecture que je ne suis jamais bien prêt à fournir.

Certains architectes (j'en connais au moins un personnellement) disent que la ville de Royan est une ville d'architecte et qu'elle ne peut être « lue » que par un architecte. C'est peut être vrai, mais voilà bien une ville que je trouve laide…

Finalement je me demande si dans le même ordre d'idée, « La vie mode d'emploi » n'est pas un livre de prof de Français, uniquement lisible par des prof de Français… A moins que nous ne soyons là dans une expression de l'art conceptuel en littérature ; art conceptuel qui ne me touche généralement pas.

Désolé de ne pas participer concert de louanges... Pas pu finir !

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Avec ce livre, on étudie dans le détail tout une foule de personnages qui habitent le même immeuble. C'est un travail délicat, précis, rempli de petites histoires, de petites nouvelles, décrivant des vies, tristes, jolies, mélancoliques souvent.

A certains passages, on croirait flancher de tristesse et à d'autres on rit beaucoup ou l'on ressent de la légèreté. le personnage de Marguerite, la miniaturiste, m'a semblé très emblématique du travail d'écriture de l'auteur.

Au coeur du roman, Bartlebooth part aux quatre coins du monde, pour peindre vingt marines, afin de pouvoir créer vingt puzzles.
Autour de lui, des tas de personnages issus de milieux différents, vivant dans des endroits grands ou petits. Les petits métiers sont célébrés, et on sent que toute cette ambiance est très parisienne. Toute la société est représentée, dans toutes ses couleurs et elle nous montre très souvent le spectacle de bien des désillusions ou des solitudes.

Un livre plein de poésie et de charme, à lire, et surtout aussi, à relire au fil du temps, pour redécouvrir les passages mal lus.
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Citations et extraits (41) Voir plus Ajouter une citation
Imaginons un homme dont la fortune n'aurait d'égale que l'indifférence à ce que la fortune permet généralement, et dont le désir serait, beaucoup plus orgueilleux, de saisir, de décrire, d'épuiser, non la totalité du monde - projet que son seul énoncé suffit à ruiner - mais un fragment constitué de celui-ci : face à l'inextricable incohérence du monde, il s'agira alors d'accomplir jusqu'au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible.

Bartlebooth, en d'autres termes, décida un jour que sa vie tout entière serait organisée autour d'un projet unique dont la nécessité arbitraire n'aurait d'autre fin qu'elle-même.

Cette idée lui vint alors qu'il avait vingt ans. Ce fut d'abord une idée vague, une question qui se posait - que faire ?-, une réponse qui s'esquissait : rien. L'argent, le pouvoir, l'art, les femmes n’intéressaient pas Bartlebooth. Ni la science, ni même le jeu. Tout au plus les cravates et les chevaux ou, si l'on préfère, imprécise mais palpitante sous ces illustrations futiles ( encore que des milliers de personnes ordonnent efficacement leur vie autour de leurs cravates et un nombre bien plus grand encore autour de leurs chevaux du dimanche), une certaine idée de la perfection.

Elle se développa dans les mois, dans les années qui suivirent, s'articulant autour de trois principes directeurs :

Le premier fut d'ordre moral : il ne s'agirait pas d'un exploit ou d'un record, ni d'un pic à gravir, ni d'un fond à atteindre. Ce que ferait Bartlebooth ne serait ni spectaculaire ni héroïque ; ce serait simplement, discrètement, un projet, difficile certes, mais non irréalisable, maîtrisé d'un bout à l'autre et qui, en retour, gouvernerait, dans tous ses détails, la vie de celui qui s'y consacrerait.

Le second fut d'ordre logique : excluant tout recours au hasard, l'entreprise ferait fonctionner le temps et l'espace comme des coordonnées abstraites où viendraient s'inscrire avec une récurrence inéluctable des évènements identiques se produisant inexorablement dans leur lieu, à leur date.

Le troisième, enfin, fut d'ordre esthétique : inutile, sa gratuité étant l'unique garantie de sa rigueur, le projet se détruirait lui-même au fur et à mesure qu'il s'accomplirait ; sa perfection serait circulaire : une succession d'évènements qui, en s'enchaînant, s'annuleraient : parti de rien, Bartlebooth reviendrait au rien, à travers des transformations précises d'objets finis.

Ainsi s'organisa concrètement un programme que l'on peut énoncer succinctement ainsi : Pendant dix ans, de 1925 à 1935, Bartlebooth s'initierait à l'art de l'aquarelle.

Pendant vingt ans, de 1935 à 1955, il parcourrait le monde, peignant, à raison d'une aquarelle tous les quinze jours, cinq cents marines de même format (65 X 50, ou raisin) représentant des ports de mer. Chaque fois qu'une de ces marines serait achevée, elle serait envoyée à un artiste spécialisé (Gaspard Winckler) qui la collerait sur une mince plaque de bois et la découperait en un puzzle de sept cent cinquante pièces.

Pendant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth, revenu en France, reconstituerait, dans l'ordre, les puzzles ainsi préparés, à raison, de nouveau, d'un puzzle tous les quinze jours. À mesure que les puzzles seraient ré-assemblés, les marines seraient « re-texturées » de manière à ce qu'on puisse les décoller de leur support, transportées à l'endroit même où - vingt ans auparavant - elles avaient été peintes, et plongées dans une solution détersive d'où ne ressortirait qu'une feuille de papier Whatman, intacte et vierge.

Aucune trace, ainsi, ne resterait de cette opération qui aurait, pendant cinquante ans, entièrement mobilisé son auteur.
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Une seule personne dans l'immeuble déteste vraiment Madame Nochère : c'est Madame Altamont, pour une histoire qui leur est arrivée un été. Madame Altamont partait en vacances. Avec le souci d'ordre et de propreté qui la caractérise en tout, elle vida son réfrigérateur et fit cadeau de ses restes à sa concierge : un demi-quart de beurre, une livre de haricots verts frais, deux citrons, un demi-pot de confiture de groseilles, un fond de crème fraîche, quelques cerises, un peu de lait, quelques bribes de fromage, diverses fines herbes et trois yaourts au goût bulgare. Pour des raisons mal précisées, mais vraisemblablement liées aux longues absences de son mari, Madame Altamont ne put partir à l'heure initialement prévue et dut rester chez elle vingt-quatre heures de plus ; elle retourna donc voir Madame Nochère et lui expliqua, d'un ton à vrai dire plutôt embarrassé, qu'elle n'avait rien à manger pour le soir et qu'elle aimerait bien récupérer les haricots verts frais qu'elle lui avait donnés le matin même. « C'est que, dit Madame Nochère, je les ai épluchés, ils sont sur le feu. » « Que voulez-vous que j'y fasse ? » répliqua Madame Altamont. Madame Nochère monta elle-même à Madame Altamont les haricots verts cuits et les autres denrées qu'elle lui avait laissées. Le lendemain matin, Madame Altamont partant, cette fois-ci pour de bon, redescendit à nouveau ses restes à Madame Nochère. Mais la concierge les refusa poliment.
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[ Incipit ]

Dans l'escalier, 1

Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d'une manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne, où les gens se croisent presque sans se voir, où la vie de l'immeuble se répercute, lointaine et régulière. De ce qui se passe derrière les lourdes portes des appartements, on ne perçoit le plus souvent que ces échos éclatés, ces bribes, ces débris, ces esquisses, ces amorces, ces incidents ou accidents qui se déroulent dans ce que l'on appelle les « parties communes », ces petits bruits feutrés que le tapis de laine rouge passé étouffe, ces embryons de vie communautaire qui s'arrêtent toujours aux paliers. Les habitants d'un même immeuble vivent à quelques centimètres les uns des autres, une simple cloison les sépare, ils se partagent les mêmes espaces répétés le long des étages, ils font les mêmes gestes en même temps, ouvrir le robinet, tirer la chasse d'eau, allumer la lumière, mettre la table, quelques dizaines d'existences simultanées qui se répètent d'étage en étage, et d'immeuble en immeuble, et de rue en rue. Ils se barricadent dans leurs parties privatives - puisque c'est comme ça que ça s'appelle - et ils aimeraient bien que rien n'en sorte, mais si peu qu'ils en laissent sortir, le chien en laisse, l'enfant qui va au pain, le reconduit ou l'éconduit, c'est par l'escalier que ça sort. Car tout ce qui se passe passe par l'escalier, tout ce qui arrive arrive par l'escalier, les lettres, les faire-part, les meubles que les déménageurs apportent ou emportent, le médecin appelé en urgence, le voyageur qui revient d'un long voyage. C'est à cause de cela que l'escalier reste un lieu anonyme, froid, presque hostile. Dans les anciennes maisons, il y avait encore des marches de pierre, des rampes en fer forgé, des sculptures, des torchères, une banquette parfois pour permettre aux gens âgés de se reposer entre deux étages.
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Qui, en face d'un immeuble parisien, n'a jamais pensé qu'il était indestructible? Une bombe, un incendie, un tremblement de terre peuvent certes l'abattre, mais sinon? Au regard d'un individu, d'une famille, ou même d'une dynastie, une ville, une rue, une maison, semblent inaltérables, inaccessibles au temps, aux accidents de la vie humaine, à tel point que l'on croit pouvoir confronter et opposer la fragilité de notre condition à l'invulnérabilité de la pierre. Mais la même fièvre qui, vers 1850, [...] a fait surgir de terre ces immeubles, s'acharnera désormais à les détruire.
Les démolisseurs viendront et leurs masses feront éclater les crépis et les carrelages, défonceront les cloisons, tordront les ferrures, disloqueront les poutres et les chevrons, arracheront les moellons et les pierres. [...]
Les bulldozers infatigables des niveleurs viendront charrier le reste: des tonnes et des tonnes de gravats et de poussières. [page 167]
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Qui, en face d'un immeuble parisien, n'a jamais pensé qu'il était indestructible ? Une bombe, un incendie, un tremblement de terre peuvent certes l'abattre, mais sinon ? Au regard d'un individu, d'une famille, ou même d'une dynastie, une ville, une rue, une maison semblent inaltérables, inaccessibles au temps, aux accidents de la vie humaine, à tel point que l'on croit pouvoir confronter et opposer la fragilité de notre condition à l'invulnérabilité de la pierre. Mais la même fièvre qui, vers mille huit cent cinquante, aux Batignolles comme à Clichy, à Ménilmontant comme à la Butte-aux-Cailles, à Balard comme au Pré-Saint-Gervais, a fait surgir de terre ces immeubles, s'acharnera désormais à les détruire.

Les démolisseurs viendront et leurs masses feront éclater les crépis et les carrelages, défonceront les cloisons, tordront les ferrures, disloqueront les cloisons, arracheront les moellons et les pierres : images grotesques d'un immeuble jeté à bas, ramené à ses matières premières dont des ferrailleurs à gros gants viendront se disputer le tas : le plomb des tuyauteries, le marbre des cheminées, le bois des charpentes et des parquets, des portes et des plinthes, le cuivre et le laiton des poignées et des robinets, les grands miroirs et les ors de leurs cadres, les pierres d'évier, les baignoires, le fer forgé des rampes d'escalier...

Les bulldozers infatigables des niveleurs viendront charrier le reste : des tonnes et des tonnes de gravats et de poussières.
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