Publié en 1985, penser/classer est un recueil posthume d'écrits de G. Perec, parus auparavant dans diverses revues.
361 c'est, d'après l'auteur (p. 31), le nombre de livres suffisant, correspondant peu ou prou à la bibliothèque idéale, "Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres" (L'humidité, n°25, printemps 1978). Un membre de Babelio qui se respecte se doit d'y réfléchir, car il est confronté tous les jours à la question lancinante de l'augmentation de sa bibliothèque, celle de son rangement, puis celle de sa conservation ou de son éventuelle liquidation...
M'appliquant à moi-même ce principe, il me faudrait dans les heures, les semaines ou les mois qui viennent, ou peut-être plus radicalement dans les minutes qui vont suivre la parution de cette chronique en soustraire pas mal au nombre de ceux qui sont affichés sur mon compte. L'accroissement du nombre de livres, l'ordre et l'espace qu'ils requièrent sont trois casse-têtes, mais une seule et vraie question existentielle taraude le bibliothécaire Perec : celle du "définitivement provisoire" ou du "provisoirement définitif" qui accompagne le rangement et le classement. Il faut lire donc Perec absolument.
Dans "penser/classer" autre texte de 1982 ("Le Genre Humain, n°2) qui a donné son nom au recueil, mais qu'on découvre à la fin du livre, ces mêmes thèmes sont repris, déclinés sous l'angle des limites qui s'imposent à la raison, à la pensée, dès qu'il s'agit de classer. Utopie déprimante d'une connaissance organisée du monde introduisant au vertige taxonomique des classifications et des énumérations, dont raffole notre auteur.
"Douze regards obliques" ("Traverses, n°3, 1976) est un petit essai bien "senti" sur la mode et ses manies fin des sixties ou début des années quatre-vingts (fin d'une époque ou début d'une autre au choix, selon le point de vue qu'on adopte). Énumération des éléments phares du prêt à porter et de fringues où l'évocation des prix en francs colore la lecture d'un lyrisme rétrospectif tout particulier. Happy few-isme, caprices et paradoxes des modes, dictatures des marques et des must pointent la versatilité et la dérision des signes. Un exercice mi-sociologique/mi-philosophique où le jeu le dispute à l'ironie et dans lequel notre auteur excelle.
Le premier des textes, "Notes sur ce que je cherche" (
Le Figaro, 6 décembre 1978), fait figure de préambule à la lecture de l'ensemble ; l'écrivain y définit son rapport à l'écriture et l'orientation générale de son travail en usant de la métaphore agricole avec humour : tel un paysan désirant cultiver betteraves, luzerne ou maïs, Perec traçe ses sillons dans quatre directions : la sociologie du quotidien, l'autobiographie, la recherche ludique mais exigeante OuLiPienne et le romanesque.
Passé ce premier texte, les "quelques emplois du verbe habiter" (Construire pour habiter, Paris, L'Equerre-Plan Construction, 1981) conduisent de la rue Linné, à des considérations plus planétaires, puis, on est soudain propulsé sur la table de travail de l'écrivain ("Notes concernant les objets qui se trouvent sur ma table de travail", Les Nouvelles Littéraires, n°2521, 26 février 1976), au milieu de ses objets les plus usuels et les plus personnels, les plus insolites aussi. L'aménagement de son territoire génère une première réflexion, ironique et distanciée, sur ses manies de rangement et de classement ; encombrement et désencombrement spatial ; inventaire des choses immédiatement ou non immédiatement utiles, choisies et préférées. Poésie d'un ordre né du désordre, collision du hasard et de la négligence.
Une remarque très judicieuse
sur la lecture vient nous rappeller, dans "Lire : esquisse socio-physiologique" (Esprit, n°453, janvier 1976), qu'on nous apprend à lire à haute voix pendant nos années d'apprentissage, puis à nous taire aussi brusquement dès que les automatismes sont acquis pour passer à la lecture silencieuse...
Il est là tout entier Perec, citant
Borges ou
Calvino, se référant à
Jules Verne, ou puisant dans sa propre expérience, explorateur des mondes transversaux, engloutis ("
Je me souviens de Malet & Isaac", 1979) des lisières, des formes ou des sujets délaissés, déclassés, ignorés, incongrus, ("Considérations sur les lunettes", 1980). Loin de tous les tropismes habituels, "alliant le plus grand sérieux et le plus haut comique" (je tiens la formule de
J.F. Revel, parlant de
Proust, elle va bien à Pérec je trouve), saisissant toutes les ruses pour s'emparer du lieu de son histoire - écrire permet peut-être de dépasser ses obsessions - ("Les
lieux d'une ruse", Cause commune, n°1, 1977). Un rapport à la connaissance décomplexé, totalement décloisonnant, s'amusant des étiquettes, revisitant les dictionnaires et les encyclopédies, librement.
"Trois chambres retrouvées" (Les Nouvelles Littéraires, n°2612, 24 novembre 1977), sont trois courts et fulgurants tableaux autobiographiques : préparation d'un bac raté en juin et lectures policières concomittantes dans la petite chambre de Blévy ; puis, début des années cinquante : peines de coeur d'Athos en fin d'été, près de Beauvais ; enfin : sinusite chronique et chambre en pension, à Enghien les Bains, crucifix et branche de buis de travers pendu au-dessus du lit. trop fort.
Quant aux "81 fiches cuisine à l'usage des débutants" (Manger,
Christian Besson et
Catherine Weinzaepflen éd., Yellow Now et
Maison de la Culture, 1980) j'y vois une ode au lapin, à la sole et au ris de veau, façon
Ginette Mathiot ; composées comme quatre-vingt et une courtes strophes où infinitifs, adverbes et locutions culinaires se chevauchent ou se télescopent en alternance : Escaloper, lever à cru, tartiner, citronner, dégorger, déglacer, saupoudrer, généreusement, largement, finement, légèrement. Ludique scansion de mots et de formules (magiques) à la manière des litanies anciennes. On ne lit plus on chante. JUBILATOIRE lecture.