Ce livre de 1990, plusieurs fois réédité, est une excellente porte d'entrée à l'oeuvre de
Pessoa car il réunit un large éventail d'aspects de la pensée de celui qui est poète et surtout penseur.
L'auteur est mort en 1935, mais ce n'est qu'en 1968 qu'on a commencé l'inventaire de la malle où on a trouvé 27 453 manuscrits signés de 72 noms différents. L'un de ses biographes,
Antonio Tabucchi, a ainsi intitulé son livre «
Une malle pleine de gens».
Pessoa a peu publié de son vivant, dans des revues, dont celle qu'il a créée, Orfeu, qui n'a connu que deux numéros, faute d'argent. le troisième, prêt pour l'édition, n'est sorti qu'une soixantaine d'années après sa mort. Il griffonnait souvent des phrases sur un bout de papier, parfois au dos d'une facture ou d'une publicité, et ces papiers aboutissaient dans la fameuse malle. Ils sont parfois attribués à des hétéronymes, dont les principaux avaient leur style littéraire distinct, leur biographie, leur thème astral avec leur destin, et parfois leur carte de visite, leur démarche propre dans la rue et leur écriture.
Pessoa se regardait de l'extérieur «C'est à moi-même que j'assiste». On a retrouvé des feuilles où il s'exerce à créer un modèle de signature correspondant au caractère de chacun, car sous le nom d'un de ses hétéronymes, W. Fasnacht, il a aussi cherché à se lancer dans la graphologie pour arrondir ses fins de mois car il manquait souvent d'argent. Tâtant de tout, il lui faut aussi un hétéronyme pour une pièce policière, un autre pour un annuaire commercial, etc.
Hormis quelques textes complets publiés de son vivant, la plupart de ses oeuvres, publiées après sa mort, sont des reconstitutions faites non sans peine, comme un puzzle, par des spécialistes, au départ de ces papiers de la malle, mais tout n'a pas pu être inséré dans un ensemble. Souvent, l'un de ces bouts de papier indique que telle ou telle phrase peut servir dans une oeuvre, mais aussi dans une autre. le choix n'est pas fait. Ce sont des jets d'idée que
Pessoa n'a pas pu assembler dans une synthèse. À côté de ce qui a pu être reconstitué subsistent donc quantité de petits textes isolés. Comme l'indique la quatrième de couverture, «
Fragments d'un voyage immobile» (chacun de ces mots étant bien choisi) rassemble 241 de ces fragments, choisis parmi tous les hétéronymes. Il existe d'autres anthologies du même genre comme «
Pessoa en personne» et «
Fernando Pessoa, le théâtre de l'être».
Pessoa y parle de tout, de ses voyages intérieurs sans quitter
Lisbonne, de lui, de ses créations, et il multiplie les paradoxes. Ainsi, la phrase «Je me dois à la mission dont je me sens investi: une perfection absolue dans la réalisation, un sérieux total dans l'écriture» côtoie «Mon ambition n'est pas d'être poète». Une autre phrase typique révélatrice d'une sorte de masochisme moral, et très connue, est «Je ne suis rien. Je ne serai jamais rien. Je ne peux vouloir être rien. A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde». En 1926, à la question «Quelle est la plus grande satisfaction morale que la littérature vous ait apporté?», il fait répondre par son hétéronyme Álvaro de Campos «La seule satisfaction morale que je doive à la littérature est la gloire future d'avoir écrit mes oeuvres présentes», mais il fait dire le contraire au même moment à B. Soares.
On retrouve ce contraste d'obscurité et de lumière dans un poème à Érostrate, éphésien obscur dont on ne sait rien, sauf qu'il a incendié l'une des sept merveilles du monde (le temple d'Arthémis à Éphèse, dont il reste aujourd'hui quelques ruines), afin de rendre son nom immortel.
Pessoa s'est identifié à cet incendiaire, lui qui n'a pu être incendiaire que dans des manifestes littéraires (et encore, attribués à Á. de Campos). Lui aussi songeait à cette forme de survie compensant la grisaille du quotidien.
On trouve dans le livre beaucoup d'extraits convergents, mais divergents de la vie routinière qu'il menait, comme «Sois pluriel, comme l'univers», «Je me sens né à tout instant à l'éternelle nouveauté du Monde», «Tout sentir de toutes les manières, tout vivre de tous les côtés, être la même chose, en même temps, de toutes les façons possibles», «Vivre, c'est être autre. Et sentir n'est pas possible si l'on sent aujourd'hui comme l'on a senti hier», «Je suis la scène vivante où passent plusieurs acteurs qui jouent plusieurs pièces», ou encore «Mon âme est un orchestre secret; j'ignore quels instruments je pince et lesquels grincent à l'intérieur de moi. Je ne me connais que comme une symphonie».
Voici encore quelques autres "
Fragments d'un voyage immobile":
«J'ai passé ces derniers mois à passer ces derniers mois». Digne d'
Ionesco !
«Enrouler le monde autour de nos doigts».
«Je ne dors pas. J'entresuis».
«Vivre n'est pas nécessaire : ce qui est nécessaire, c'est créer».
«Un homme peut, s'il est vraiment sage, jouir sur une chaise de tout le spectacle du monde, sans savoir lire, sans parler à personne, en n'utilisant que ses sens, à la condition que son âme ne soit jamais triste».
«La vraie sensualité n'a aucun espèce d'intérêt pour moi».
«Le poète est un simulateur. Il feint si parfaitement qu'il finit par feindre qu'est douleur la douleur qu'il ressent vraiment».
Pessoa n'a jamais trouvé ce «chemin vers la vie qu'est la vie» dont parle Álvaro de Campos. Encore en Afrique du Sud où il a fait ses études, et sous l'influence d'
E. Poe, il signe des
poèmes en anglais du nom d'Alexander Search (le choix du patronyme est éloquent), jumeau central qu'il fait naitre le même jour que lui et qui a un frère, celui que
Pessoa a perdu, et un double, Cesar Seek. En même temps nait un équivalent francophone, Jean Seul, au patronyme tout aussi significatif.
Pessoa entame avec Search une correspondance qui continuera après son retour à
Lisbonne, et pousse le réalisme perfectionniste jusqu'à expédier réellement les lettres par la poste, L'un de ses biographes,
Octavio Paz, le préfacier du livre, écrit «Toute l'oeuvre de
Pessoa est une quête de l'identité perdue». Malgré son nom, Alexander Search n'est pas anglais mais né à
Lisbonne, déraciné, biculturel comme
Pessoa qui écrit «Dès mon enfance... j'ai eu tendance à m'entourer d'amis et de connaissances qui n'ont jamais existé... leur donnant silhouette, mouvement, caractère et histoire».