Ce livre contient des poèmes des hétéronymes
Alberto Caeiro et Ricardo Reis. Je me limiterai ici à parler de ce dernier, ayant déjà évoqué Caeiro dans
le Gardeur de troupeaux.
L'hétéronyme principal de
Pessoa, Álvaro de Campos, est un homme du Sud, Caeiro est un homme de la campagne, du Ribatejo,
Pessoa lui-même et Soares sont des citadins, chantres de
Lisbonne, et voici Ricardo Reis (prononcez Ricardou Réïch), né à Porto, au centre-nord du Portugal, mais qui semble sans attaches géographiques poussés. Comme
Pessoa à sept ans, Ricardo Reins va s'exiler, mais lui, ce sera à l'âge adulte, exil volontaire au Brésil à cause de ses idées monarchistes au moment de la proclamation de la république. Reis était cependant un monarchiste sans programme et... sans idées monarchistes. Son monarchisme semble n'être qu'un prétexte pour le faire sortir de scène.
Pessoa parle peu de politique mais dira quand même en 1910 «Quand nous avons fait une révolution, c'est pour mettre en place la même chose qui était déjà là». C'est donc un exil sans signification politique.
Pessoa attribue à Reis «toute ma capacité de discipline mentale». Reis est féru de culture latine et grecque. Lors de ses études à Durban, le latin était la meilleure branche de
Pessoa.
C'est l'occasion de faire une parenthèse sur ses années de scolarité passées en Afrique. C'est là qu'il a trouvé un père de substitution en la personne d'un enseignant, le headmaster Nicholas, professeur de latin et directeur du collège de 1886 à 1909, qui l'initia à la poésie. C'est un fort substitut paternel, une personnalité rayonnante, une béquille décisive qui lui apporta ce qu'il ne trouvait pas dans sa famille et qui maintiendra un lien entre
Pessoa et le social. Son enseignement était celui d'un maitre, c'est-à-dire quelqu'un qui forme des disciples. Il était d'ascendance hispano-irlandaise, étranger lui aussi,... et célibataire lui aussi.
Pessoa choisira de devenir poète comme lui, plutôt que d'opter pour la profession de son père, mort quand il avait cinq ans, ou de son beau-père. Mais curieusement, dans ses 72 hétéronymes et sa vaste production littéraire, on ne trouve rien, absolument rien, qui rappelle ce séjour africain.
L'hétéronyme Ricarco Reis étudia la médecine et fut professeur dans un grand collège américain. Il s'opposa à Álvaro de Campos dans une polémique sur l'art, et à Caeiro pour son style trop simple. Quand à
Pessoa, il déclare «[Reis] écrit mieux que moi, mais avec un purisme qui me paraît excessif». Chaque hétéronyme a ainsi ses particularités. Cela n'empêche pas, dans ce petit théâtre des hétéronymes, que Ricardo Reis soit choisi comme préfacier des poèmes des autres.
Reis est une sorte de chantre du néo-paganisme, un poète de la nature, héritier des sagesses antiques, l'ami d'Épicure, mais comme
Pessoa les contradictions, l'ami également des stoïciens. Reis est parfois l'hétéronyme de la renonciation, du Nirvâna, le double négatif de Campos, le poète de toutes les audaces. Mais aussi le double négatif de Caeiro qui n'a pas d'éthique. Dans plusieurs poèmes, Reis s'adresse aux dieux, aux dieux antiques comme à Dieu-le-Père, lui qui a perdu son père.
Aos deuses peço só que me concedam / O nada lhes pedir
Aux dieux, je demande seulement qu'ils m'accordent de ne rien leur demander.
Le style de Reich est différent des autres hétéronymes, précis, perfectionniste, artificiel, recherché, truffé d'archaïsmes (vedar pour proibir, per pour por, refusar pour recusar, curar pour tratar de,...). Il utilise de manière transitive des verbes intransitifs (decorrer, chiar, dormir, morrer,...) et inversement (animar). Les îles vierges, à explorer sont des «îles inexplicites» et les paysages du nord des «explicites de neige». Tout cela est évidemment difficile à rendre en traduction.
Parmi ses oeuvres traduites en français, citons Poèmes, Odes et Livre premier.
On trouve aussi chez lui, comme chez
Pessoa, le refus de la relation affective.
«Aimons-nous tranquillement, en pensant que nous pourrions si nous le voulions, nous embrasser, nous enlacer, nous caresser, mais qu'il vaut mieux s'asseoir l'un près de l'autre, voir et écouter le bruit de l'eau, cueillons des fleurs... ».
Reis a un cousin, Frederico Reis, critique et homme de lettres, auquel
Pessoa fait dire que la poésie de son cousin est d'un épicurisme triste. Chez
Pessoa qui a perdu son jeune frère quand il avait 5 ans, la plupart des hétéronymes ont un frère ou ici, un cousin : Alexander et Charles Search, les deux frères Guedes, Merrick, Soares, Otto,... Les frères Wyatt et les frères Crosse sont même trois, mais il n'y a jamais de soeur.
Voici quelques vers de lui.
Stylite inébranlable sur la ferme colonne
Des vers où je demeure,
Je ne crains pas le futur innombrable flux
Des temps et de l'oubli...
Dès lors que nous irons, abolis par les Parques,
Vagues formes solennelles subitement surannées,
Et de plus en plus ombres,
Au rendez-vous fatal,
La ténébreuse barque sur le fleuve lugubre,
Les neuf enlacements de la stygienne horreur,
Et l'étreinte insatiable
De la patrie de Pluton.