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François Dupuigrenet Desroussilles (Traducteur)
EAN : 9782869304901
190 pages
Payot et Rivages (02/09/1991)
3/5   11 notes
Résumé :
"Tu es atteint d'une dangereuse maladie de l'âme. Seras-tu assez fou pour ne pas désirer guérir ?" demande Saint Augustin à Pétrarque au début de Mon secret, un dialogue à la manière de Platon entre le poète et le père de l'Eglise. Pour l'auteur des Confessions, comme pour Cicéron ou Sénèque - autres auteurs de prédilection de Pétrarque - l'homme était d'abord un malade qui devait chercher un remède à ses souffrances, dans la sagesse ou la soumission à la grâce divi... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique

Né à Arezzo en 1304, Pétrarque occupera différentes fonctions officielles et connaîtra l'errance toute sa vie. Chantre de l'amour galant et adorateur de Laure, il reste avant tout pour ses contemporains un érudit découvrant des manuscrits, auteur de plusieurs études historiques (Rerum memorandum, 1344) et philosophiques (De vita solitaria, 1346-1356 ; de dio religiosorum). Adulé de son vivant[1], il fera l'objet d'un véritable culte après sa mort, en 1374 à Padoue, et particulièrement en France, puisque Maurice Scève et la Pléiade (Ronsard, Du Bellay…) le considéreront comme un maître incontesté. Aujourd'hui le pétrarquisme ne fait plus à proprement parler école. Néanmoins la beauté des Canzoniere et la richesse de réflexion du génie italien ont traversé les siècles : nombre de lecteurs continuent à apprécier une oeuvre constamment retraduite et re-commentée, comme en témoigne l'essai de Denis Montebello, consacré au fameux Secretum.
En 1351, Pétrarque se trouve dans le Vaucluse. Éprouvé par les tourments de l'exil, par la mort de Laure, sa Muse, l'homme achève la rédaction de "Secretum meum", conversation imaginaire entre Saint Augustin et le poète lui-même, à l'instar de "La Consolation de la philosophie" de Boèce ou du "Banquet" de Dante, autre Florentin banni. Écrit en latin, riche d'une vaste culture antique, "Mon Secret" évoque à la fois le deuil amoureux, la révélation mystique et les doutes de l'humaniste, qui considère sa propre douleur comme une source d'enrichissement intérieur, en opposition à toute la tradition médiévale.

Commenter pareil livre constitue une fameuse gageure. Denis Montebello s'y est attelé, a révélé les mécanismes propres à un texte souvent obscur pour le non-initié, entre conversation philosophico-théologique et autobiographie dialoguée. Traducteur de l''Ascension du Mont Ventoux', et la Lettre à la postérité, l'auteur du Sentiment océanique se livre là à une belle exégèse, nous prend par la main pour s'aventurer dans la forêt du sens, débroussailler l'obscur maquis du texte, procédant d'une démarche rigoureuse, sans pour autant céder à la pesanteur ou au ton péremptoire de certains érudits. « Détective littéraire » pour reprendre l'expression d'Alberto Manguel[2], l'écrivain éclaire, ou tente d'éclairer les références historiques et/ou spirituelles, mais n'émet que des hypothèses, balise un chemin éventuel, non définitif ou figé. Reconstituant patiemment le parcours de Pétrarque à partir d'allusions, de non-dits, de clins d'oeil, il justifie d'ailleurs son activité dans l'essai, et revendique la notion de jeu, soit la possibilité d'aborder la prose de Pétrarque de façon à la fois sérieuse et humoristique, dans une sorte de complicité bienveillante avec le lecteur, un rapport d'égal à égal : « le poète est inspiré. Sa parole est oracle. Il faut un prêtre pour l'interpréter. Un truchement. Qui soit guide autant qu'interprète » (p. 23). La drôlerie, le parti pris ludique rendent ainsi Mon secret accessible, notamment lorsque D. Montebello évoque les « fils de pub » ou autres éléments contemporains, à côté de Cicéron ou de Virgile. Souple et imagée, parfois audacieuse, la langue du guide en question épouse les courbes de cet émouvant "Secret", écrit au XIVème siècle, et pourtant si actuel.

Article d'Etienne Ruhaud parue dans "Diérèse".
Lien : https://pagepaysage.wordpres..
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Pétrarque imagine un dialogue avec Saint Augustin pour débattre, selon les conceptions de celui-ci, du malheur humain et des passions qui l'assaillent, l'amour pour Laure bien entendu mais aussi la recherche de la gloire littéraire.
Augustin soutient qu'il ne tient qu'à Pétrarque de sortir de son malheur en abandonnant la satisfaction de ses désirs humains et en choisissant l'amour de Dieu à l'exclusion de tout autre.
Pétrarque se révèle plutôt facile à convaincre...

Pour les inconditionnels du poète, à qui son oeuvre poétique ne suffit pas. Je n'en fais pas partie.
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Citations et extraits (3) Ajouter une citation
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Pétrarque. J’ai cessé de rougir, car que peut-on imaginer de plus vrai que cette vérité ? Quel est l’individu si ignorant des choses humaines et si éloigné de tout commerce avec les mortels qui ne sache que l’indigence, la douleur, l’ignominie, les maladies, la mort, et d’autres maux que l’on regarde comme de grands malheurs, arrivent souvent malgré nous et jamais de notre consentement ? D’où il suit qu’il est très facile de connaître et de haïr sa propre misère, mais non de l’écarter : de sorte que les deux premiers cas dépendent de nous, et que le troisième est au pouvoir de la fortune.

S. Augustin. La honte faisait pardonner l’erreur, mais l’impudence m’irrite plus que l’erreur. Comment as-tu oublié toutes ces sages maximes de philosophie, qui affirment que personne ne peut devenir malheureux par ce que tu nommais tout à l’heure ? Or, si la vertu seule fait le bonheur de l’homme (ce qui est démontré par Cicéron et par une foule de raisons très solides), il s’ensuit nécessairement que rien ne s’oppose à la félicité, si ce n’est le contraire de la vertu. Cette vérité, tu te la rappelles, même sans que je t’en parle, à moins que tu n’aies l’esprit obtus.

Pétrarque. Je me la rappelle bien. Vous me ramenez aux préceptes des stoïciens, qui sont contraires aux opinions populaires et plus près de la vérité que de l’usage.

S. Augustin. Ô le plus malheureux des hommes, si tu marches à la recherche de la vérité à travers les divagations du vulgaire, et si tu comptes parvenir à la lumière avec des guides aveugles ! Il te faut éviter les sentiers battus, et, visant plus haut, suivre la voie tracée par un petit nombre pour mériter d’entendre cette parole du poète : Courage, héroïque enfant, c’est ainsi que l’on arrive aux cieux[1].

Pétrarque. Plût à Dieu que je l’entendisse avant de mourir ! Mais continuez, je vous prie, car je n’ai point perdu toute honte, et je ne doute pas que les maximes des stoïciens ne soient préférables aux préjugés de la multitude. De quoi voulez-vous me convaincre ensuite ? J’attends.

S. Augustin. Puisque nous sommes d’accord sur cette vérité : qu’on ne peut être ni devenir malheureux que par le vice, qu’est-il besoin de discuter ?

Pétrarque. C’est que je crois avoir vu beaucoup de gens, et je suis du nombre, pour lesquels rien n’est plus pénible que de ne pouvoir secouer le joug des vices, quoi qu’ils fassent pour cela, pendant toute leur vie, les plus grands efforts. Ainsi donc, sans porter atteinte à la maxime des stoïciens, on peut admettre que beaucoup de gens sont très malheureux malgré eux, à leur grand regret et tout on souhaitant le contraire.

S. Augustin. Nous nous sommes un peu écartés de la question, mais nous revenons graduellement à notre début, à moins que tu n’aies oublié notre point de départ.

Pétrarque. Je l’avais oublié, mais je commence à me le rappeler.

S. Augustin. Je m’étais proposé de te montrer que, pour échapper aux tribulations de cette vie mortelle et pour s’élever plus haut, la méditation de la mort et de la misère humaine constitue, pour ainsi dire, le premier degré, et que le second consiste dans le vif désir et la volonté de s’élever. Ces deux degrés franchis, je te promettais une ascension facile vers le but où nous tendons, à moins que tu ne penses maintenant le contraire.

Pétrarque. Je n’ose dire que je pense le contraire, car, dès mon adolescence, j’ai grandi dans cette opinion que, si mon jugement différait du vôtre, j’étais dans l’erreur.

S. Augustin. Trêve de compliments, je te prie ; et, puisque je vois que tu adoptes mes idées moins par conviction que par déférence, je te permets de dire tout ce que tu voudras.

Pétrarque. Je suis encore craintif, mais je veux user de votre permission. Sans parler des autres hommes, j’en atteste le témoin que voici, qui a toujours présidé à toutes mes actions[2], j’en atteste vous-même, que de fois n’ai-je pas réfléchi sur ma misérable condition et sur la mort, et dans quel déluge de larmes n’ai-je pas cru laver mes souillures ? Eh bien, ce que je ne puis dire sans pleurer, comme vous voyez, jusqu’à présent tout a été vain. Cela seul m’inspire des doutes sur la vérité de la proposition que vous cherchez à établir, savoir que personne n’est tombé dans le malheur que par sa volonté et qu’il n’y a de malheureux que celui qui veut l’être, car je fais en moi-même la triste expérience du contraire.

S. Augustin. Cette jérémiade est ancienne et ne finira jamais. Quoique je t’aie souvent répété en vain la même chose, je ne cesserai pas encore de te l’inculquer. Nul ne peut devenir ni être malheureux sans le vouloir ; mais, comme je te l’ai dit en commençant, il existe dans l’esprit des hommes un penchant pervers et dangereux à se tromper eux-mêmes, qui est tout ce qu’il y a de plus funeste au monde. Car, si vous craignez, avec raison, les tromperies des gens avec qui vous vivez, parce que la confiance qu’on leur accorde supprime le remède de la défiance et que leur voix agréable frappe assidûment vos oreilles, combien devriez-vous plus redouter vos propres tromperies, où l’amour, la confiance et la familiarité prévalent, parce que chacun s’estime plus qu’il ne vaut et s’aime plus qu’il ne faut, et que le trompé et le trompeur ne font qu’un.

Pétrarque. Vous avez souvent tenu ce langage aujourd’hui. Pour moi, je ne me suis jamais trompé moi-même, que je sache, et plût à Dieu que les autres ne m’eussent point trompé !
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S. Augustin. Tu te trompes fort maintenant lorsque tu te glorifies de ne t’être jamais trompé toi-même. J’ai assez bonne opinion de ton intelligence pour croire qu’en réfléchissant bien, tu verras par toi-même que personne ne tombe dans le malheur que par sa volonté, car c’est là-dessus qu’est fondée notre discussion. Dis-moi, je te prie (mais réfléchis avant de répondre et fais montre d’un esprit avide, non de dispute, mais de vérité), dis-moi quel est l’homme qui, selon toi, a péché par force, puisque les sages veulent que le péché soit un acte volontaire, à ce point que, si la volonté manque, le péché n’existe pas. Or, sans le péché, personne ne devient malheureux, tu me l’as accordé tout à l’heure.

Pétrarque. Je vois que je sors peu à peu du sujet, et je suis forcé de reconnaître que le commencement de ma misère a procédé de mon libre arbitre. Je sens cela en moi et je le conjecture dans les autres. Maintenant, reconnaissez à votre tour une vérité.

S. Augustin. Que veux-tu que je reconnaisse ?

Pétrarque. S’il est vrai que personne ne tombe que par sa volonté, reconnaissez qu’il est également vrai qu’une foule de gens tombés volontairement gisent cependant à terre malgré eux. Je l’affirme de moi-même hardiment, et je crois qu’il m’a été donné en punition, pour n’avoir pas voulu rester debout quand je le pouvais, de ne pouvoir me relever quand je le voudrais.

S. Augustin. Quoique cette opinion ne soit point tout à fait absurde, comme tu reconnais ton erreur dans le premier cas, il faudra que tu la reconnaisses également dans le second.

Pétrarque. Tomber et être gisant sont donc, à votre avis, une seule et même chose ?

S. Augustin. Non, ce sont deux choses différentes ; toutefois, vouloir et ne pas vouloir, quoique différents dans le temps, sont, en réalité et dans l’esprit de celui qui veut, une seule et même chose.

Pétrarque. Je sens dans quels nœuds vous m’enveloppez ; toutefois, le lutteur qui a gagné la victoire par artifice n’est pas le plus fort, mais le plus rusé.

S. Augustin. Nous parlons en face de la Vérité, qui est amie de la sincérité et ennemie de la ruse. Pour te le montrer clairement nous procéderons désormais avec une parfaite sincérité.

Pétrarque. Je ne pouvais rien entendre de plus agréable. Dites-moi donc, puisqu’il a été question de moi-même, par quelle raison vous me démontrerez ceci : que je suis malheureux, ce que je ne nie point, mais qu’il dépend de ma volonté de ne plus l’être, lorsque je sens, au contraire, que rien n’est plus pénible pour moi ni plus opposé à ma propre volonté, mais je ne peux rien de plus.

S. Augustin. Pourvu que nos conventions soient observées, je te montrerai que tu dois employer d’autres termes.

Pétrarque. De quelles conventions parlez-vous, et quels termes voulez-vous que j’emploie ?

S. Augustin. Nous sommes convenus d’écarter toute subtilité et de rechercher la vérité purement et simplement. Quant aux termes à employer, je veux qu’au lieu de dire que tu ne peux rien de plus, tu dises que tu ne veux rien de plus.

Pétrarque. Nous ne finirons jamais, car jamais je ne dirai cela. Je sais très bien, et vous m’êtes témoin vous-même, que mille fois j’ai voulu et je n’ai pas pu, et que j’ai versé des torrents de larmes qui n’ont servi à rien.

S. Augustin. J’ai été témoin de l’abondance de tes larmes, mais pas du tout de ta volonté.

Pétrarque. J’en atteste le ciel, personne au monde ne sait ce que j’ai souffert et combien j’aurais voulu me relever, si cela m’eût été permis.

S. Augustin. Tais-toi, le ciel et la terre se confondront, les astres tomberont dans les enfers, et les éléments, maintenant amis, se combattront, avant que la Vérité, qui juge entre nous, puisse se tromper.

Pétrarque. Que dites-vous donc ?

S. Augustin. Que tes larmes ont souvent bourrelé ta conscience, mais qu’elles n’ont point changé ta volonté.

Pétrarque. Que de fois vous ai-je dit que je n’ai rien pu au delà !

S. Augustin. Que de fois t’ai-je répondu qu’il était plus vrai que tu n’as pas voulu ! D’ailleurs, je ne m’étonne point que tu sois maintenant en proie aux perplexités qui m’ont agité moi-même quand je méditais de suivre un nouveau genre de vie. Je m’arrachai les cheveux, je me frappai le front, je me tordis les doigts, et, me prenant les genoux à mains jointes, je remplis le ciel et l’air des soupirs les plus amers, j’inondai la terre d’un déluge de larmes, et néanmoins, au milieu de tout cela, je suis resté tel que j’étais jusqu’à ce qu’une méditation profonde m’eût mis devant les yeux toute l’étendue de ma misère. Aussi, dès que j’ai voulu fermement, à l’instant même j’ai pu, et avec une promptitude merveilleuse et très heureuse, j’ai été transformé en un autre Augustin. Tu connais, si je ne me trompe, les détails de cette histoire d’après mes Confessions.

Pétrarque. Oui, je les connais, et je ne puis oublier ce figuier salutaire sous l’ombre duquel le miracle s’est opéré.

S. Augustin. Tu as raison, car ni le myrte, ni le lierre, ni même le laurier que l’on dit cher à Apollon (quoique le chœur entier des poètes en soit épris, et toi surtout qui, seul de ton époque, as mérité de porter une couronne tressée de son feuillage), ne doivent être plus agréables à ton âme, rentrant enfin au port après tant de tempêtes, que le souvenir de ce figuier qui te présage un espoir certain d’amendement et de pardon.
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PREMIER DIALOGUE
SAINT AUGUSTIN, PÉTRARQUE.
Saint Augustin. Que fais-tu homme de néant ? À quoi rêves-tu ? Qu’attends-tu ? Ne te souviens-tu pas que tu es mortel ?

Pétrarque. Oui, je m’en souviens, et cette pensée ne me vient jamais à l’esprit sans un certain frisson.

S. Augustin. Plût à Dieu que tu t’en souvinsses, comme tu le dis, et que tu veillasses à ton salut ! Tu m’éviterais une lourde tâche, car il est hors de doute que pour mépriser les séductions de cette vie et pour régler son âme au milieu de tous les orages du monde, on ne peut rien trouver de plus efficace que le souvenir de sa propre misère et la méditation assidue de la mort, pourvu qu’elle ne glisse pas légèrement à la surface, mais qu’elle s’incruste profondément jusqu’à la moelle des os. Mais je crains fort que, dans ce cas, comme je l’ai observé chez beaucoup d’autres, tu ne te fasses illusion.

Pétrarque. Comment cela, je vous prie ? car je ne comprends pas bien ce que vous dites.

S. Augustin. Certes, de toutes vos manières d’être, ô mortels, aucune ne m’étonne davantage et ne m’inspire plus d’horreur que de vous voir entretenir à dessein vos misères, feindre de ne point reconnaître le péril qui vous menace, et éloigner cette considération si on la met sous vos yeux.

Pétrarque. De quelle façon ?

S. Augustin. Penses-tu qu’il y ait quelqu’un assez déraisonnable pour ne point désirer vivement la santé s’il est atteint d’une maladie dangereuse ?

Pétrarque. Je ne crois pas qu’il existe une pareille démence.

S. Augustin. Eh bien ! penses-tu qu’il y ait quelqu’un assez paresseux et assez insouciant pour ne pas chercher par tous les moyens à obtenir ce qu’il désire de toute son âme ?

Pétrarque. Je ne le crois pas non plus.

S. Augustin. Si nous sommes d’accord sur ces deux points, nous devons l’être aussi sur le troisième.

Pétrarque. Quel est ce troisième point ?

S. Augustin. De même que celui qui, par une méditation profonde, aura reconnu qu’il est malheureux désirera ne plus l’être, et que celui qui aura formé ce désir cherchera à le réaliser, de même celui qui aura cherché à le réaliser pourra en venir à bout. Il est évident que ce troisième point dépend essentiellement du second, et le second du premier. Par conséquent, ce premier point doit subsister comme la racine du salut de l’homme. Or, mortels insensés et toi si ingénieux à te perdre, vous vous efforcez d’extirper de vos cœurs cette racine salutaire avec tous les lacets des plaisirs terrestres, ce qui, je te l’ai dit, excite mon étonnement et mon horreur. Vous êtes donc justement punis et par l’extirpation de cette racine et par l’arrachement du reste.

Pétrarque. Ce reproche, selon moi, est un peu long et a besoin de développements : remettez-le donc, s’il vous plaît, à une autre fois. Pour que je marche sûrement vers les conséquences, arrêtons-nous un peu sur les prémisses.

S. Augustin. Il faut se prêter à ta pesanteur d’esprit. Arrête-toi donc partout où bon te semblera.

Pétrarque. Pour moi, je ne vois pas cette conséquence.

S. Augustin. Quelle obscurité est survenue ? Quel doute s’élève-t-il maintenant ?

Pétrarque. C’est qu’il y a une foule de choses que nous désirons vivement, que nous recherchons avec ardeur, et que, néanmoins, nulle peine, nulle diligence ne nous a procurées et ne nous procurera.

S. Augustin. Pour les autres choses, je ne nie pas que cela soit vrai ; mais pour le cas dont il s’agit maintenant, c’est tout différent.

Pétrarque. Pour quel motif ?

S. Augustin. Parce que quiconque désire se délivrer de sa misère, pourvu qu’il le désire sincèrement et absolument, ne peut être frustré dans son attente.

Pétrarque. Oh ! qu’entends-je ? Il y a fort peu de gens qui ne sentent qu’il leur manque beaucoup de choses, et qui ne confessent qu’en cela ils sont malheureux. C’est une vérité que chacun reconnaîtra en s’interrogeant soi-même. Par une conséquence naturelle, si la plénitude des biens rend heureux, tout ce qui s’en manque doit rendre proportionnellement malheureux. Ce fardeau de misère, on sait très bien que tous ont voulu le déposer, mais que très peu l’ont pu. Combien y en a-t-il que la mauvaise santé, la mort de personnes chères, la prison, l’exil, la pauvreté, accablent de chagrins perpétuels, sans parler d’autres infortunes dont l’énumération serait trop longue, qu’il est difficile et cruel de supporter ? Et cependant ceux qui en souffrent ont beau se plaindre, il ne leur est pas permis, comme vous le voyez, de s’en affranchir. Il est donc indubitable, à mon avis, qu’une foule de gens sont malheureux forcément et malgré eux.

S. Augustin. Il faut que je te ramène bien loin en arrière, et, comme cela se pratique pour les jouvenceaux légers et tardifs, que je fasse souvent remonter le fil de mon discours aux premiers éléments. Je te croyais un esprit plus avancé, et je ne supposais pas que tu eusses encore besoin de leçons si enfantines. Ah ! si tu avais gardé la mémoire de ces maximes vraies et salutaires des philosophes que tu as relues souvent avec moi ; si, permets-moi de te le dire, tu avais travaillé pour toi et non pour les autres ; si tu avais rapporté la lecture de tant de volumes à la règle de ta vie, et non aux frivoles applaudissements du public et à la vanité, tu ne débiterais pas de telles sottises et de telles absurdités.

Pétrarque. J’ignore où vous voulez en venir, mais déjà la rougeur me monte au front, et je ressemble aux écoliers réprimandés par leurs maîtres. Avant de savoir de quoi on les accuse, se rappelant qu’ils ont commis de nombreux méfaits, au premier mot du magister ils sont confondus. Ainsi, moi qui ai le sentiment de mon ignorance et d’une foule d’erreurs, quoique je ne discerne pas encore le but de votre discours, comme je sais que l’on peut tout me reprocher, j’ai rougi avant que vous n’ayez fini de parler. Expliquez-moi donc plus clairement, je vous prie, ce que vous avez à reprendre en moi d’une manière aussi mordante.

S. Augustin. J’aurai bien des choses à te reprocher dans la suite. Tout ce qui m’indigne en ce moment, c’est que tu supposes que l’on peut devenir ou être malheureux malgré soi.
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Vidéo de  Pétrarque
Pétrarque, cet « étranger partout » comme il aime à se définir, place son existence sous le signe de l'errance. Pour lui, l'homme vertueux est celui qui voyage. Alors que les réécritures du Moyen Âge font d'Ulysse un homme rusé, le texte antique en fait un voyageur philosophe, auquel il aime à s'identifier. Pétrarque voyage à travers les livres et les mots, mêlant subtilement ses lectures érudites à ses propres souvenirs, qu'ils soient réels ou imaginaires.
Écrivain et poète Italien du 14e siècle, Pétrarque est né sous le signe du voyage. Une série de podcasts en 6 épisodes, véritable odyssée sonore à travers les livres, en compagnie de cet illustre précurseur de l'humanisme.
Un podcast original de la Bibliothèque nationale de France
Production exécutive : NARRATIVE Conception et direction de projet : Sophie Guindon Conseiller scientifique : Philippe Guérin Ecriture : Nelly Labère Réalisation, design sonore et montage : Julia Griner et Ariane Neumann Prise de son : Ruben Perez – La Fugitive Musique originale : Julia Griner Voix : Elodie Huber et Jean-Philippe Vidal Production : Cecile Cros assistée de Charlie Dervaux
Textes de Petrarque extraits des Lettres familières (livre IX, lettre XIII) et de L'Itinéraire de Gênes a Jérusalem
Pour en savoir plus, rdv sur le site Les Essentiels de la BnF : https://essentiels.bnf.fr/fr/
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