La Baule-Paris, dimanche 19 février
Il est sept heures et demie. Toujours un TGV. Celui-là vient de quitter la ville natale de ta mère. Il se traîne. Peu après Nantes, le haut-parleur interne diffuse une explication administrative : « Un accident de personne vient de se produire sur la voie. » Un accident de personne? Qu'est-ce qu'il raconte ce haut-parleur? Pourquoi cette formule ampoulée, si impersonnelle s'agissant d'une « personne »? Qu'est-ce qui lui est arrivé à cette personne? La même chose qu'à toi, mon amour? Et qu'est-ce qu'ils ont raconté au métro Sablons? Se sont-ils énervés à l'intérieur des wagons? Se sont-ils aperçus qu'au moins, ils étaient vivants, et que ces vies-là, ils en avaient pour des jours entiers, des années entières, à en jouir, à en souffrir peut-être, mais à en profiter? Que ce petit retard que tu leur as occasionné n'est rien au regard de notre attente ce vendredi après-midi? Depuis, j'ai rencontré un ami immobilisé ce jour-là avec sa fille dans cette maudite rame.
Et pourquoi, après tout, cette leçon de morale? Je ne vaux pas mieux que les autres. Je peste à mon tour en ce moment parce que le train a fini par s'arrêter en rase campagne, à quelques centaines de mètre d'un village, La Poissonnière, dont le nom ne me dit rien du tout.
Je râle parce que je vais être en retard, parce que je m'en veux de regarder comme les autres au-dehors, comme si de la nuit pouvait surgir la clé du mystère, une lumière bleutée d'ambulance, des uniformes de pompiers ou de gendarmes...
Et puis, soyons franc, j'enrage parce que, à mes côtés, deux jeunes filles pleines de vie pouffent à s'étrangler, en s'échangeant leurs histoires, en savourant ce moment de grâce supplémentaire, ces dernières heures de complicité avant de regagner Paris, leurs foyers respectifs, leurs parents sur le dos: « Et pourquoi donc arrives-tu si tard? » Je les aime, ces adolescentes qui m'agacent, parce que je les devine, leurs soirées, leurs angoisses, leur famille... Mais je leur en veux de vivre, parce que tu n'es plus là.
Avant, on m'avait raconté, et je l'avais souvent lu dans des romans, que certaines femmes stériles jetaient des regards noirs sur des landaus ou des ventres arrondis. On m'avait dit aussi que des femmes qui venaient de perdre un enfant ne pouvaient plus supporter les cris de ceux des autres. Mesdemoiselles de La Poissonnière, je ne suis pas très fier d'avoir pensé tout cela de vous ce dimanche soir. Et d'avoir changé de compartiment pour ne plus entendre vos rires.
De t'avoir ensuite jugée trop fragile quand tu t'es fait rattraper par une cochonnerie de maladie qu'ils appelaient mentale, alors qu'un mal de vivre se niche où il peut, et bien autant dans les tripes que dans la tête.
Écrire, ça soulage. On appuie là où ça fait mal, on se mord la lèvre, mais ensuite, on supporte la douleur.
Elle vivait sur un petit nuage,à deux-trois pieds du sol, et paraissait étonnée d'être là, si différente, sans ostentation. On avait peur de la déranger, on ne savait jamais quelle porte pousser pour pénétrer ses rêves.
Pendant près de vingt ans, tu m'as tant donné. Tu n'étais, hélas, que de passage. Merci pour tout, Solenn.
On m'a dit: Tu n'es que cendre et poussière. On a oublié de me dire qu'il s'agissait de poussières d'étoiles.
Je me suis tellement contenu depuis plus d'un mois qu'il faut bien que le barrage rompe. Aide-moi à colmater les brèches. Je ne serai jamais assez fort tout seul.
A bien regarder tout ce passé qui défile en accéléré, je suis heureux d'avoir pu te dire "je t'aime" dans un livre il y a deux ans. Tant de gens regrettent à vie de n'avoir su le dire à temps à leurs proches.
cette fois-ci, je dis "je t'aime" à une fille qui n'est plus là. Pour la peine, protège-moi et sers-moi, jusqu'au bout d'ange gardien.
Pendant près de vingt ans, tu m'as tant donné. Tu n'étais, hélas, que de passage.
Merci pour tout, Solenn.
Je crois que le seul espoir de guérison est d'apprendre à s'accepter tel qu'on est.
Celui qui est parti, ne le cherchez pas en arrière, ni ici, ni là, ni dans les vestiges matériels qui vous sont naturellement chers.
Il n'est plus là, il ne vous attend pas là. C'est en avant qu'il faut le chercher, dans la construction de votre vie renouvelée (...).
Il y a deux semaines, j'ai enterré une extra-terrestre. Je ne sais pas d'où elle venait. Ni où elle est repartie. J'ai souvent parlé de Solenn dans mes livres. Il y a dix ans, je m'inspirais déjà d'elle pour le personnage de Pénélope dans Deux Amants. Je disais d'elle : "Elle vivait sur un petit nuage, à deux-trois pieds du sol, et paraissait étonnée d'être là, si différente, sans ostentation. On avait peur de la déranger, on ne savait jamais quelle porte pousser pour pénétrer ses rêves."