Sam avait pris une nouvelle habitude, celle de se lier d'amitié avec les âmes délaissées de la ville. Il découvrit très vite que celles-ci existaient en plus grand nombre et sous des espèces plus incongrues qu'il ne s'en serait jamais douté dans les jours ou sa vita nuova ne le requérait pas encore. Jimmy Rake, entre toutes ces âmes délaissées, était une des plus solitaires. Les autres gars de la banque l'avaient pris pour tête Turc. Mr. Stilly le trouvait incapable. Sa longue logeuse de George Street déclarait qu'il n'avait pas toute sa tête.
La vérité était que James Rake, un orphelin de la petite ville d'Ilchester, était d'une timidité paralysante. Et de fait, cette timidité horrible était la seule justification qu'aurait pu fournir sa logeuse, quand elle trouvait qu'il n'avait pas toute sa tête, en même temps qu'elle était la cause principale de mépris de Mr.Stilly à son égard. Si le meilleur espoir de salut réside chez un jeune gars dans ce que les virtuoses de la vie en société appellent la "distinction", Jimmy Rake était condamné indubitablement. A l'école, un matin, un des petits garçons avait griffonné à la craie, sur le tableau noir, "Rake est idiot"; et même le maître dans son indulgence avait certes effacé l'insulte avec son chiffon, mais sans s'opposer au verdict populaire.
Rake était idiot. Il était idiot au cricket, au football, le moment venu des examens et, le pire de tout, il l'était avec les filles.
De sa mère, d'une lignée de poètes, Powys rapportera le caractère étrange, enclin davantage à la mélancolie qu'à la joie ; (...), de sa propension à la rêverie, de son imagination "débridée, lointaine", de son goût pour la poésie et la littérature. Et de sa liberté en la matière : toute épouse de pasteur austère qu'elle fût, elle n'a pas dissimulée sa préférence pour Walt Whitman, alors même que, dans tout l'Angleterre victorienne, les vers tumultueux de Feuilles d'herbe étaient , haut et fort, qualifiées d'obscènes. Et ce n'était pas non plus par goût du scandale. Mais par goût, tout simplement, pour un certain romantisme, pour la revendication exaltée de l'individualisme, et pour la mise en scène -et en poésie- du désordre cosmique.
De l'occident brumeux (...) on leur voyait une coloration étrange à ces vagues des profondeurs, voyageuses des lointains. On sentait aussi leurs exhalaisons étranges, charriées pendant de nombreux jours du milieu de l'océan vers ces rives. (...). Beaucoup de ces vagues montantes des profondeurs marines s'incurvaient au sommet de leurs crêtes, qui étaient lisses comme le marbre le plus pur, et plus sombres à mesure qu'elles approchaient des terres, jusqu'au point d'ajouter, sur chaque aube et chaque retour des ténèbres, leur menace.
Et au fur et à mesure qu'elle submergeaient le brun verdâtre de ces plages de vase désolées, ces vagues réveillaient le long des côtes des légendes étranges, et la remémoration de ce qui est enfoui à moitié. D'anciennes prophéties longtemps en sommeil émergeaient, vacillantes, comme des chandelles à proximité d'une fenêtre battue par le vent, comme les torches que jadis on promenait en chantant leurs louanges, comme les flammes de feux éteints, à la lueur desquelles elles étaient nées.
Ce pèlerin caché en nous, errant, et qui pour le moment s'incarne dans notre chair et notre sang, mais qui souventes fois auparavant_ à travers les siècles et les sons- a humé les algues du grand large et le bois blanchi au soleil des navires naufragés et les vents glacés de l'Arctique, celui-là se réveille, et il explore les profondeurs de sa mémoire, comme de la poupe d'un navire voyageant, et il voit, comme dans un rêve, les ports et les îles.
-Le docteur Fell, monsieur, a bon coeur, mais il vit avec sa soeur aînée, la vieille fille Miss Bibby, qui est une créature du diable. Et si nous sonnons à la porte du docteur, ce n'est pas le docteur qui viendra couvrir. Ce sera la vieille Bibby pour sûr, qui va nous agonir pour l'avoir réveillée.
« C'est afin de savoir si je pouvais exprimer avec suffisamment de clarté des sentiments ressentis très tôt et les justifier avec assez de force que j'en suis venu à écrire ce livre ; comme pour faire de ces sentiments une sorte d'incantation, à même de chasser chez ceux dont la nature s'apparente à la mienne les démons particuliers qui m'ont assailli […].
Comme j'ai été suffisamment chanceux pour échapper à une telle existence et revenir à une vie plus naturelle, je me vois confier, tel un cadeau reconnaissant au destin, la tâche de fournir à ceux se trouvant encore dans la situation que j'ai connue un certain nombre de formules magiques, grâce auxquelles, peut-être, ils pourront exorciser leurs pires démons.
J'écris ainsi en connaissance de cause, à partir d'expériences accumulées de résistance à la vie moderne, consolidées en habitude mentale […].
[…] nous en venons tellement, dans la grande cité moderne, à nous cogner la tête contre les murs, nous sommes si assourdis par le tumulte, si saoulés de sa sexualité éhontée et de son alcool meurtrier, la confusion grégaire empêtre tellement nos nerfs dans ses scories, que la seule chose qui puisse vraiment nous aider serait une philosophie bien plus précise et radicale […] ; une philosophie réelle, forte, redoutable, sans rhétorique, une philosophie de l'introspection, de l'introspection métaphysique, qui se confronte au socle de granite de la situation ultime, dans sa réalité brute et nue.
[…]
Les choses vont si mal que ce qu'il nous faut, ce sont des attitudes mentales claires, définies, qui sortent de la mêlée et nous fournissent, tels les vieux drapeaux en lambeaux, lacérés par la guerre, des symboles combatifs plutôt que des systèmes rationnels.
[…] le lecteur doit garder en mémoire que cet ouvrage se veut un moderne “Enchiridion” ou un “Manuel de contemplation dans la difficulté”. […]
Plongeons donc […] dans nos âmes et soyons seuls, dans cette Solitude qui peut créer et détruire sans recourir à la violence. […] » (John Cowper Powys [1872-1963])
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Référence bibliographique :
John Cowper Powys, Une philosophie de la solitude, traduit par Michel Waldberg, Éditions Allia, 2020
Image d'illustration :
https://www.abebooks.com/first-edition/John-Cowper-Powys-Selection-Poems-Published/30698385168/bd
Bande sonore originale : So I'm An Islander - The White Troll And The Dead Tree
The White Troll And The Dead Tree by So I'm An Islander is licensed under a CC BY-SA 3.0 Attribution-ShareAlike 3.0 license.
Site :
https://www.free-stock-music.com/soimanislander-the-white-troll-and-the-dead-tree.html
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