Dans la grande Prairie américaine où il roule au volant de sa berline sur une ligne droite interminable, Bob ne pourra pas voir de chiens de prairie, ils ont tous disparu ; par contre il reste des faucons à queue rouge et d'innombrables déchets mécaniques abandonnés par les énormes trucks américains. Bob Dollar (c'est son nom!) va à un entretien d'embauche à la Mondiale de la Couenne (oui, c'est aussi son nom, une grosse entreprise d'élevage de porcs), entre Texas et Oklahoma, dans ce qu'on appelle le « Manche de casserole » (Panhandle) en raison de sa forme étroite.
Son rôle ? S'intégrer dans une zone rurale, de préférence chez des gens âgés, fermiers, susceptibles d'avoir envie ou besoin de dollars sonnants et trébuchants. leur acheter une parcelle, y faire faire des travaux et, quand les bulldozers creuseront la fosse de vidange indispensable, les laisser découvrir qu'ils ont accepté le voisinage d'un élevage de cochons. Trop tard ! Il leur faudra supporter les odeurs, les cris, la proximité de la boucherie à toute heure. Et surtout, les émanations de soufre et d'ammoniaque qui provoquent arthrite et pneumonie.
Ce coin du Texas est un monde à l'ancienne, avec ses cow-boys venus pour être éleveurs et qui ont découvert l'enfer de l'élevage sur des terres arides qu'il faut arroser à l'aide de centaines d'éoliennes plantées au milieu des herbes hautes qui cachent de redoutables serpents à sonnettes ; l'enfer du transfert de milliers de bêtes par les plaines arides, avec la peur de les perdre et donc de tout perdre ; l'enfer du climat sec et brûlant, fait de tornades et de vents bruns à force de charrier la poussière. A la radio, on écoute les hymnes religieux et la guimauve, la vie communautaire se resserre autour du Café du Chien où on affiche clairement la couleur : ni peaux sombres, ni homos, ni gauchistes. Passez votre chemin sinon...c'est vous qui passerez !
On rencontre des personnages improbables, tels ce shérif incestueux amant de sa soeur, cette femme LaAvo qui loge Bob et lui raconte les anecdotes du passé, qu'elle collecte auprès de ses concitoyens, avec l'appui de leurs carnets intimes et photos d'autrefois. Des visages oubliés surgissent du passé, réels ou devenus des mythes, tels Fanny, ce jeune cow-boy qui serait mort d'avoir voulu tenir la main jusqu'au bout d'une fillette de 7 ans atteinte d'une fièvre mortelle. Sauf que les tombes donnent d'autres dates et d'autres causes...Sans parler de cette femme qui effraie Bob avec ses animaux de compagnie : deux redoutables tarentules...
La religion est omniprésente, il y a une église pour cinq habitants dans ces petites villes aux noms pittoresques - mais inventés par
Annie Proulx - de Cowboy Rose, Woolybucket, Teemu.
Annie Proulx raconte la vie des éleveurs et des fermiers, puis celle de ceux qui ont cru s'enrichir vite grâce à l'exploitation du pétrole et du gaz mais qui ont fini par tout perdre quand les gisements se sont épuisés ; l'arrivée des multi-nationales et de l'agro-industrie qui empuantit, souille, pollue et n'emploie même pas autant d'hommes qu'on aurait pu le penser. Sous sa plume, les paysages se transforment, les habitants s'aigrissent et s'isolent. La mentalité déjà peu progressiste des Texans se se calcifie encore plus. Et on trouvera dans leurs urnes un maximum de bulletins « Trump »...
Un livre remarquable tant par les thèmes qu'il aborde que par la restitution de l'Amérique des grands espaces. Il confirme qu'il y a deux Amériques : celles des deux côtes et celle des grandes plaines et des chaînes de montagnes.