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Critique de michfred


« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »

La première phrase de La Recherche, l’ « incipit de l’incipit» comme aurait pu dire Bloch, le pédant de la Recherche, s’il avait été initié au jargon stylistique contemporain, usant ainsi d’un génitif hébraïque (exemple : la fête des fêtes, le sabbat des sabbats, etc…) qui aurait trahi ses origines, pourtant bien dissimulées par cet arriviste...

Première phrase en trompe-l’œil : Proust n’en a jamais écrit de plus courte. Et il ne s’est pas souvent couché de bonne heure, une fois son enfance passée, lui, l’oiseau de nuit qui venait hanter les soirées mondaines du faubourg Saint Germain ou les soirées crapuleuses des Jupien de la réalité, l’œil aux aguets derrière son monocle…

longtemps, il s'était planqué , ce voyeur...

Parler de La Recherche, quelle entreprise ! Depuis 6 mois que je « babeliote » avec vous, et bien que ce soit mon livre de chevet, je n’ai encore osé m’y lancer... Allons-y pourtant, courage !

Longtemps, j'ai hésité, quel malheur…

Une certitude d’abord : s’il est un seul de tous les livres à emmener sur une île déserte, je crois que, pour moi, ce serait La Recherche car il les contient tous. J’ai mis du temps à pénétrer dans ce sanctuaire, cette cathédrale de sens et de signes – en fac’, enfin, j’y mettais le premier pas et pendant un an, je n’exagère pas, je n’ai rien pu lire d’autre que La Recherche, les « brouillons » de La Recherche, les exégèses de la Recherche, les biographies sur l’auteur de La Recherche : tout le reste me tombait des mains…comme devenu brusquement creux et vain. Inessentiel.

longtemps il les a éclipsés, sans saveur...

Il y a tant à dire que je me propose de faire ma critique comme un feuilleton : je choisirai quelques angles d’attaque, puis je poserai mon crayon. L’esquisse sera incomplète, mais peu à peu, les petits morceaux du puzzle feront peut-être émerger une tour médiévale, une haie d’aubépine, une digue normande, des clochers en vadrouille, la cour d’un vieil hôtel aux pavés inégaux…et peut-être alors verra-t-on une image plus complète de ce que je tente péniblement de dire.

Longtemps, j’ai bricolé sans ardeur…

A suivre !

Chapitre deux:
La Recherche est une quête du temps spatialisé.

Qui n’a pas entendu parler de la mémoire involontaire, olfactive , gustative, visuelle ou sonore, sensorielle en tous les cas, qui à un moment de lâcher-prise, de fatigue, ou de dépression saisit soudain le Narrateur et fait remonter en lui un souvenir très ancien, oublié, avec la précision et la fraîcheur d’une expérience récente ?

Ainsi la madeleine trempée dans le thé fait-elle soudain renaître le village de Combray cher à l’enfance du Narrateur dont les rues brusquement lui traversent la poitrine, dont le clocher pointu lui perce l’abdomen, tandis que tintent à ses oreilles les cloches du souvenir : une véritable expansion comparable à celle de ces fleurs japonaises qui se déploient dans l’eau. Le temps est devenu espace. Mais plus le Narrateur s’applique à retrouver intellectuellement le souvenir, plus celui-ci le fuit, plus l’espace reconquis se dissipe.

Comment sauver le passé de l’oubli, et surtout cette enfance bénie, tendrement protégée par une mère – et une grand’mère- adorée(s) ? Les expériences de mémoire involontaire sont trop rares, hasardeuses, fugaces, capricieuses : on ne peut compter sur elles pour retrouver littéralement le Temps perdu.

Les seuls qui échappent au massacre du Temps, quelle que soit la pauvreté de leur existence individuelle, la grossièreté de leur apparence terrestre, l’obscénité de leurs amours, ce sont les artistes.

Vinteuil est musicien, c’est un humilié, dont la fille profane le souvenir avec sadisme, mais sa sonate est une petite flamme pure qui revient dans le roman comme un leit-motiv, un puissant dictame : elle lui survivra, elle lui assurera une immortalité, une sorte de grâce.

Bergotte est un écrivain connu, patenté, encensé mais il meurt littéralement d’extase devant un petit pan de mur jaune peint par Vermeer qu’il a tenu à aller voir au musée du jeu de Paume, contre l’avis des médecins, alors que sa vie ne tenait plus qu’à un fil : le dialogue du peintre flamand et du vieil écrivain, au seuil de la mort, se fait dans cette perception aiguë d’un détail parfait, idéal. Sauvé du chaos par une touche lumineuse de quinacridone sur un mur.

Morel est un goujat qui fréquente les mauvais lieux, sadique et pédophile, il exerce une puissante attraction de bad boy sur les hommes de la plus haute sociéte, lui qui n’est qu’un valet, un prostitué, mais quand il joue du violon il tutoie les anges.

Elstir est vulgaire : il a été l’amant d’Odette, une cocotte que Swann épousera alors qu’elle n’est pas son genre, juste parce qu’elle lui rappelle certain tableau italien –l’art, toujours !- il est la vedette du salon bourgeois et ridicule des Verdurin, on l’appelle « Monsieur Biche » mais c’est un peintre exquis, à la palette raffinée, au toucher délicat …une sorte de Whistler !

A contrario, Charles Swann est un dilettante, un raffiné , un membre de la meilleure société, un esthète au goût très sûr …mais il ne franchit pas le pas, il ne sera jamais un créateur, il reste un collectionneur, un mondain : il sera le double déchu du Narrateur, le modèle à ne pas suivre...Il disparaîtra dans le maelström qui emporte les vies sans qualités…

Le Narrateur est un riche oisif, malade, obsessionnel, jaloux, malheureux, il paraît bien plus handicapé que son élégant modèle, Charles Swann, mais dès l’enfance il connaît une brève expérience de création qui le transporte dans une autre dimension : les clochers de Martinville dansent pour lui un ballet magique lors d’une promenade en calèche dans la campagne normande. Il jette cette expérience cinétique sur son papier d’écolier…et se sent aussitôt invincible ! Il chante comme une poule qui aurait pondu un œuf !

Devenu vieux, détruit par la maladie, revenu dans un Paris méconnaissable après la première guerre et dans une société où toutes les barrières sociales semblent s’être effondrées, tous les codes bouleversés, le Narrateur comprend à une succession de signes donné par ses sens- les cuillers qui tintent comme des cloches, les pavés inégaux d’une cour parisienne qui le ramènent soudain à Venise que le Temps presse, qu’il ne faut plus différer : pour être à jamais sauvé de la mort, il lui faut écrire. Vite.

La Recherche s’achève sur le roman à écrire, sur l’œuvre à naître. La boucle est bouclée.

A suivre….



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