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Antoine Compagnon (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070381357
648 pages
Gallimard (03/05/1989)
  Existe en édition audio
4.33/5   614 notes
Résumé :
1898: en pleine affaire Dreyfus, le Paris fin-de-sidee se divise: mais c'est un tout autre enjeu qui se trame dans la cour d'un hôtel particulier. La parade amoureuse de Charlus et Jupien
- un bourdon autour d'une fleur - révèle au Narrateur la «race maudite» des « hommes-femmes», survivants de Sodome et Gomorrhe. Narrateur et lecteurs deviennent voyeurs. Ainsi, dans cette après-midi printanière, nous sommes bien loin du charme bucolique de Combray et des int... >Voir plus
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Au moment où paraissait «Le Côté des Guermantes I», s'adressant à un critique du journal le «Temps», Proust écrivait:
«C'est encore un livre «convenable». Après celui-là, cela va se gâter sans qu'il y ait de ma faute. Mes personnages ne tournent pas bien ; je suis obligé de les suivre là où me mène leur défaut ou leur vice aggravé».

À une époque, en effet, où il n'était pas de bon ton d'aborder ouvertement la question homosexuelle, où le «vice» odieux pratiqué par les «invertis» était considéré comme hautement répréhensible, non seulement d'un point de vue moral mais, dans certains cas, par la loi aussi – pensons un instant au malheur qui s'était abattu, par exemple, sur ce cher Oscar Wilde quelques années auparavant (et n'oublions tout de même pas qu'en France il faudrait attendre 1982 pour que la toute dernière loi en la matière, définissant une majorité sexuelle différente entre les personnes homosexuelles et hétérosexuelles, soit finalement abrogée)-, le Narrateur, se livrant, dès la scène d'ouverture de «Sodome et Gomorrhe», à un exercice stylistique à hauts risques, lorsque, telle une Psyché ingénue découvrant un visage jusque-là impensable à Cupidon, ce dernier aurait l'occasion de suivre, au gémissement près, protégé derrière une cloison, les ébats sexuels entre le Baron de Charlus et Jupien, Proust savait très bien qu'il avait tout intérêt à préparer en amont les esprits pour la suite qu'il comptait donner à "Guermantes", en l'occurrence celui de Paul Souday, chroniqueur littéraire du «Temps» entretenant encore à cette époque un rapport ambivalent vis-à-vis de son oeuvre, et lequel d'ailleurs, tout en lui reconnaissant des qualités littéraires incontestables, lui reprochait à ce moment même un certain «esthétisme nerveux, un peu morbide, presque "féminin" (!). Voilà, se sera certainement écrié Proust, en le lisant, et en pensant à sa propre réputation à venir, le mot qu'il n'eût surtout pas fallu y rajouter!!!

Avec un minimum de recul, il aurait été aisé à un lecteur attentif, me semble-t-il, de constater que l'ombre de l'auteur ne s'était jamais auparavant laissé glisser et superposer à ce point à celle du Narrateur comme dans cette première partie de Sodome et Gomorrhe, en tout cas pas d'une manière aussi périlleuse -envahissante-délicate (comme l'aurait écrit, dans cet ordre d'adjectivation décroissant qui était sa «marque de fabrique», cette sympathique Mme de Cambremer)!
Sinon, comment expliquer que notre candide et curieux «Psyché» susnommé ait pu enchaîner quasiment sans transition la sidération provoquée par la scène dont il se remémore toujours abasourdi bien des années plus tard, par une dissertation aussi détaillée-prolifique-étendue - dans laquelle, pour l'anecdote, se trouve la phrase la plus longue de «La Recherche» : 931 mots -, dénonçant la condition moralement et existentiellement précaire des «invertis», le renoncement à leur nature profonde ou bien les ruses incroyables auxquels ils devaient s'astreindre en toutes circonstances pour cacher leur "vice" et se faire accepter en société, la pression morale et la violence omniprésentes subies au quotidien?
Car il s'agit bien, entre les lignes, d'un véritable plaidoyer contre l'intolérance et l'hypocrisie de la société française de l'époque envers cette «race des tantes» à laquelle, en revanche, dans les salons parisiens, lorsqu'elle concernait des gens «bien nés», on savait en partie fermer les yeux, comme c'était le cas vis-à-vis des frasques de Monsieur de Charlus, mais qu'on ne pouvait tout de même pas s'empêcher d'évoquer à mi-mots, sur le ton du reproche ou de la moquerie ; un plaidoyer qui cependant ne dit à aucun moment son nom, qui ne revendique rien au-delà de la réalité hideuse qu'il dépeint avec des traits d'une précision redoutable (mais qui sera hélas globalement mal-reçu et critiqué, y compris par une partie de la communauté homosexuelle de l'époque, à commencer par Gide lui-même!). Comment imputer exclusivement à la voix seule du Narrateur un discours traduisant sans ambages une telle connaissance intime du sujet qui aurait pu difficilement être forgée sans une réelle expérience vécue de l'intérieur? Certes, tout narrateur peut être omniscient, etc., etc., m'enfin...!!

Exercice de haute-voltige où Proust démontrera, encore une fois, à quel point il maîtrise l'art de la nuance qui lui permet de glisser imperceptiblement du plus particulier, du purement idiosyncratique à l'universel, de conduire son lecteur, sans trop le heurter, bien au-delà des jugements hâtifs que ce dernier pourrait d'emblée être naturellement tenté de porter sur les choses ou sur les gens, ou de ces préjugés sociaux qu'il dissèque sans concessions, mais en veillant à garder toujours un fond d'indulgence face à la diversité et aux faiblesses humaines, celle-là même qu'inspire l'idéal du Narrateur incarné par sa grand-mère «originale et fantasque», à qui il voue une admiration et un amour sans bornes.
Préférant ici, comme il le fait souvent par rapport à d'autres domaines et sujets qu'il développe, donner l'air de coller aux représentations de son époque, pour mieux pouvoir s'en départir ensuite, en montrant, par contraste, leur ridicule ou leur cruauté, l'auteur opte finalement pour le mot d'«inverti», après avoir, tel qu'il explique dans une lettre à un de ses correspondants, écarté le trop mordant «tante» utilisé auparavant par Balzac, et celui, de Krafft-Ebing, «homosexuel», à la neutralité germanique pas encore tout à fait intégrée dans le vocabulaire courant des Français.

Pour ce qui est du domaine de Gomorrhe, plus équivoque et mieux à l'abri des regards par rapport à une tendresse naturellement pratiquée et acceptée socialement entre les femmes, et surtout mieux toléré en principe, exalté même quelquefois, ou sublimé dans la littérature et la poésie du XIXe, ses adeptes étaient déjà représentées depuis le tout premier tome de «La Recherche», entre autres par la fille du compositeur Vinteuil, Mlle Vinteuil, et notamment dans le passé trouble d'Odette de Crécy qui abonderait entre autres les fantasmes d'une jalousie de plus en plus gourmande de la part de Swann, le même schéma se reproduisant à nouveau d'ailleurs, cette fois-ci entre le Narrateur et Albertine.

Mais, même si le Narrateur découvre, enfin, les exilés de «Sodome» (qu'il aura appris d'ailleurs, très, voire "trop" rapidement à reconnaître rien qu'à un certain type de regard qui leur serait propre, et qu'il voit désormais un peu partout !), même si la proximité de Charlus et de sa passion dévorante pour Morel lui permettent d'observer et d'analyser leurs jeux de séduction particuliers, et de même que si, d'un autre côté, lors de ce deuxième séjour prolongé sur la côté normande, la fréquentation progressive du salon parisien bourgeois -donc considéré de «seconde catégorie»- des Verdurin, transplanté temporairement à la Raspelière, à côté de Balbec, lui révèle qu'un certain mélange de genres atypique peut également se produire de temps en temps dans la société en général - au gré de situations extraordinaires ou des modes passagères-, il finit par conclure que tout bien considéré, d'un milieu à l'autre ou d'une «race» à l'autre, rien de fondamental ne change véritablement dans les attitudes des uns et des autres, ni en société, ni sur le plan, privé, des vicissitudes du coeur!
Force est d'admettre, écrit-il alors, philosophe, par le biais d'une de ces comparaisons que son style affectionne tant, que parfois on aura beau changer de pays, partir dans des contrées très éloignées et devoir se soumettre à un nouveau régime horaire, à un décalage important dans les heures de la journée, il n'en reste pas moins que celle-ci comptera toujours, partout, exactement le même nombre d'heures!!

Les tomes « Côté de Guermantes II » et «Sodome et Gomorrhe» sont par ailleurs souvent considérés comme témoignant de l'arrivée du Narrateur, non seulement dans l'âge adulte, mais aussi et surtout dans celui de la «perte de ses illusions», reprenant d'une certaine manière ici le schéma classique consacré par le grand roman d'apprentissage français du XIXe. C'est ainsi, par exemple, que l'épisode de la mort de la grand-mère, au début de «Guermantes II», est fréquemment épinglé par ses commentateurs comme une sorte de «marqueur» de ce passage en train de se concrétiser.

Pourtant, une telle ligne de partage des eaux, si tant est qu'il y ait une, serait-elle aussi évidente?

Ne pourrait-on pas, d'autre part, pourquoi pas, à la place de ces «illusions» qui, fussent-elles véritablement «perdues» pour lui, l'auraient été, me semble-t-il, depuis fort longtemps déjà, mettre plutôt l'accent sur cette autre notion, celle d'«intermittences» que Proust avait puisée chez Maurice Maeterlinck, lorsque dans son essai sur «L'Immortalité» ce dernier écrivait: «On dirait que les fonctions de cet organe par quoi nous goûtons la vie et la rapportons à nous-mêmes, sont intermittentes, et que la présence de notre moi, excepté dans la douleur, n'est qu'une suite perpétuelle de départs et de retours».

Quelle magnifique intuition, soit dit au passage, de la part d'un plus grands auteurs francophones du courant symboliste européen, et qui pourrait d'ailleurs donner toujours matière à réfléchir à ceux qui s'intéressent de nos jours à cette branche de la Neuropsychologie, de plus en plus étudiée depuis quelques années et connue sous l'appellation de «théorie de l'esprit».
Et quelle sublime métaphore aura-t-elle inspirée à Proust, développée ici plus particulièrement dans le sous-chapitre «Intermittences du Coeur -inséré dans partie II de « Sodome et Gomorrhe-, «intertitre» qui avait été même envisagé dans un premier temps, puis abandonné par l'auteur, comme titre général de son roman.

Dans ce passage, l'un des plus célèbres et émouvants de toute « La Recherche », se souvenant d'un épisode, quand, revenu à Balbec, le premier soir, seul dans la même chambre d'hôtel -contiguë à celle que sa grand-mère avait occupée lors de leur premier séjour ensemble dans la station normande -, et suite à un geste en apparence anodin (à l'instar de cette autre madeleine autrefois trempée dans le thé) réveillant involontairement, un an après son décès, toute la douleur que l'anesthésie de sa conscience n'arriverait dorénavant plus à oblitérer, le Narrateur, s'abandonnant aux larmes qu'il avait retenues depuis, laissant enfin ses sens ravivés «lameller sa chair», éprouvera, dans un «après-coup», mais en même temps comme pour la première fois, le sentiment que sa grand-mère était définitivement perdue et, du même coup, celui de ramener à lui «le moi qui le vécut» et qui s'était perdu.

«Le moi que j'étais alors et qui avait disparu si longtemps était de nouveau près de moi (…) Je n'étais plus que cet être qui cherchait à se réfugier dans les bras de sa grand-mère, à effacer les traces de ses peines en lui donnant des baisers, cet être que j'aurais tant de peine à me figurer, quand j'étais tel ou tel de ceux qui s'étaient succédé en moi depuis quelque temps, autant de difficulté que maintenant il m'eût fallu d'efforts, stériles d'ailleurs, pour ressentir les désirs et les joies de l'un de ceux que, pour un temps du moins, je n'étais plus.»

Dans un sens plus large, l'on pourrait également imaginer que ce sont ces mêmes "intermittences" , plutôt que de simples "illusions" passées, qui , par exemple, lui feront, au gré de ses cogitations et de l'émergence de souvenirs liés à Saint-Loup ou à Bloch, accorder ou pas une valeur aux liens d'amitié ; ou qui le conduiront à fuir ou à céder à son attrait récurrent pour les salons parisiens et l'univers aristocratique des Guermantes, considéré tour à tour comme vide de sens et ridicule, ou bien comme source précieuse d'inspiration à son travail d'écrivain, rattachée étroitement aux «noms» de son enfance - ou encore, à l'inverse, dans son goût immoderé pour une solitude dans laquelle il entrevoit par moments l'unique possibilité d'un havre assuré à son hypersensibilité imaginative, mais qui à d'autres le plonge, soit dans une grande agitation nerveuse, soit dans une permanente procrastination- ; ou, enfin et surtout, qui le font voir, coup sur coup, consumer puis rallumer son amour et son désir de possession vis-à-vis d'Albertine…


L'on peut avoir alors le sentiment que le motif, souvent invoqué donc, de la «perte d'illusions» le serait, sinon à tort, en tout cas insuffisant à rendre toute les subtilités mises en jeu dans la psychologie de son Narrateur, dont du reste une certaine part d'attente et d'innocence sembleraient malgré tout persister contre vents et marées, refusant à céder complètement la place à une attitude unilatérale, cynique – désabusée - désenchantée (Mme de Cambremer, sortez de ce billet !!). Un personnage, en outre, qui à travers ses réminiscences, essaie par tous les moyens à mettre son moi profond à l'abri de l'usure, de la déception et de l'amertume liées au passage du temps. Tout le contraire, on dirait, d'un désenchantement pur et simple!

Afin de combattre cette «perte d'illusions» qui, n'est-ce pas, passé un certain âge, nous guette tous, on pourrait enfin lancer l'hypothèse d'un autre mécanisme psychologique agissant chez lui, quasiment à l'opposé du premier, et qu'on nomme «délusion» en Psychologie. Sa manifestation la plus courante et facile à cerner, reste sans aucun doute celle de l'enfant qui, par exemple, pris en flagrant délit devant les restes mortels du vase en porcelaine de Chine qu'il vient de faire voler en éclats en essayant de grimper sur les étagères -et surtout devant le masque de colère de l'adulte alerté par le vacarme, déboulant dans salon-, répète impassible, contre toute évidence et en boucle : «C'est pas moi qui l'a cassé !!!» (sic).

Parfois synonyme de «délire» dans des manuels de Psychopathologie ou de Psychiatrie, la «délusion» correspond dans son sens premier à tout mouvement psychique assertif qui, face à une perception du réel vécue comme erronée ou en contradiction avec une autre représentation mentale à laquelle la conscience s'accroche malgre tout, finira par donner à cette dernière le sentiment d'une plus grande fiabilité et factualité à ses propres fonctions d'imagination qu'à la réalité elle-même : «Ceci n'est pas une pipe.»

«(…) mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité pour une bonne part était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet -et ç'avait été dès la jeunesse mon cas- pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d'autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qui leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en oeuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde à s'évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier.»

Et, après avoir évoqué, dans ce même paragraphe, les «intermittences» du désir pour ceux qui, comme Swann et lui-même, seraient au fond «des amateurs de fantômes», et revenant sur ses réminiscences successives depuis Balbec, à lui de conclure :

«De fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à nouveau, quelquefois pour une seule entrevue et afin de toucher à une vie irréelle laquelle aussitôt s'enfuyait, ces chemins de Balbec en étaient pleins. En pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris, me survivraient, il me semblait recevoir d'eux le conseil de me mettre enfin au travail pendant que n'avait pas encore sonné l'heure du repos éternel.»

De sorte qu'il n'y aurait d'autre issue à de telles natures, à des âmes comme la sienne, que de se vouer corps et âme au récit imaginaire de soi, tissé à partir de réminiscences, elles-mêmes liées à des perceptions d'événements qui au moment même où ils se déroulaient, s'affadissaient, notre conscience et nos sens étant, hélas, la plupart du temps accaparés dans le présent par un trop-plein de réalité. Seul moyen donc de faire face au temps autrement qu'en pure perte, «avant que ne sonne l'heure du repos éternel» - et, pour elles, dans la communauté des hommes, pas d'autre perspective en dehors de l'exercice de l'art, afin de leur permettre d'apprivoiser en elles-mêmes la beauté du monde, qui, devenue immatérielle, et comme dans les tableaux d'Elstir, «exilée de la nature pour habiter le regard de l'artiste», pourrait dès lors être partagée et échapper à l'oubli.



Arrivé à ce stade, moi non plus, je n'ai guère d'autre perspective pour l'instant : je reste «exilé» dans cette lecture que je poursuivrai désormais sans retour possible, jusqu'à son terme, jusqu'à à son dernier point final, tout au moins jusqu'à sa toute dernière suspension...

À suivre, donc, tant que cela durera!


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Où Marcel, à l'affut derrière sa fenêtre, guettant la fécondation d'une orchidée par un insecte pollinisateur, surprend une scène qui lui révèle la véritable personnalité du baron de Charlus. S'en suit un long développement sur ce qu'implique socialement et personnellement le fait d'être inverti, dans une société qui condamne de tels penchants, et dresse un catalogue qui pourrait être une élégante façon de suggérer comment identifier ce que l'on cherche à cacher.

Suit une soirée chez la princesse de Guermantes, source d'angoisse préalable puisque Marcel ignore jusqu'au dernier moment s'il est invité ou non. Une fois introduit dans la place, outre l'observation de Charlus, chez qui il tente de confirmer ce qu'il a vu quelques jours plus tôt, Marcel scrute, analyse et se fait une idée de la mondanité dont il tente tant de se rapprocher.

Ses certitudes quant aux moeurs de Charlus font le pendant de ses doutes vis à vis d'Albertine. Si elle clame sa détestation de Gomorrhe, le docteur Cottard est loin d'y croire et en fait la démonstration au malheureux jeune homme.

Marcel poursuit son éducation mondaine, et se fait une place encore ambiguë au sein de ces élites dont il tente de se rapprocher, tout en réalisant les illusions de supériorité qu'il leur attribuait.

Un opus au cours duquel Marcel allège le ton général , en s'adressant au lecteur, puis en rapportant avec humour les défaillances langagières du maitre d'hôtel de Cabourg.

Et toujours magie de cette prose unique, cette petite musique si reconnaissable et envoutante.
Lien : https://kittylamouette.blogs..
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De tous les épisodes de la Recherche du temps perdu que je découvre depuis cet été, « Sodome et Gomorrhe » m'a paru le plus tonique, le plus alerte, le plus mouvementé. N'allez pas croire toutefois que les péripéties vous sautent à la figure toutes les trois lignes ! On reste chez Proust et ce tome, qui pourrait s'appeler « Marcel à la plage, saison 2 » reste dans la tonalité des précédents. J'ai d'ailleurs trouvé un plaisir nouveau à me couler dans La Recherche, à connaitre de ces après-midis interminables où on n'avance que si peu, solidement entourée que j'étais par les centaines de pages que je venais de parcourir et les tout autant qui m'attendaient encore, comme emmaillotée dans un amas de lignes qui opposaient à la réalité l'épaisseur massive de leur existence.

Néanmoins, là où on ne quittait guère la digue, le grand-hôtel, Doncières au plus loin, dans A l'ombre des jeunes filles en fleur, là où on ne faisait que quelques pas dans les rues parisiennes pour aller des quartiers de Mme de Villeparisis aux appartements d'Oriane de Guermantes, les nombreux déplacements de Sodome et Gomorrhe, en automobile ou en train nous donneraient presque le tournis. C'est que, à la fois pour occuper Albertine avec laquelle le narrateur a renoué, que pour poursuivre une vie mondaine dans un délicieux décalage avec ce qu'aurait interdit Paris mais qu'autorise une villégiature balnéaire, nous voilà entrainés aux mercredis des Verdurin qui, nouvellement enrichis, ont loué à un prix mirifique la propriété principale des Cambremer, aristocrates dont la fortune n'honore plus le nom. Verdurin qui tiennent donc salon, à leur manière informelle habituelle, se piquant de n'y avoir que le fin du fin et arguant que si certains n'en sont pas, c'est que l'on n'en a pas voulu. On découvre, sur le chemin emprunté par le petit train touristique où nous avons embarqué, paysages et petites églises dans le bocage environnant, bercés par le chef de gare égrenant la litanie des noms de lieux, ramassant son chapelet d'habitués, d'amis et de connaissances. Tchou tchou le p'tit train… Ambiance, ambiance.

Albertine a reçu une jolie toque pour monter dans l'automobile que loue le narrateur presque chaque jour, un charmant nécessaire en or pour se refaire une beauté avant de descendre en gare, tout cela sent le plaisir et le charme innocent des amours de vacances. Il se dégage d'ailleurs de certaines pages le bonheur serein que j'avais en vain cherché dans A l'ombre des jeunes filles en fleur, le contentement d'un narrateur enfin présent à ce qu'il vit, juste heureux de profiter d'instants où il n'est ni jaloux, ni inquiet, ni perdu dans un désir évanescent pour un objet inexistant.
Cette énergie qui émane du texte tient peut-être aussi à ce que ce soit les Verdurin et leur cercle qui sont cette fois l'objet principal des observations du narrateur. N'ayant aucune connaissance des codes aristocratiques d'un monde qui ne les reçoit pas, ces hôtes nous épargnent les longues généalogies, le récit de tel blason déchu, de telles armes irrémédiablement corrompues par le déshonneur que leur aura infligé au su de tous, tel ou tel indigne descendant. A la place, nous aurons les clownesques Cottard et Sarriette, leurs ridicules de savants parvenus, les étymologies interminables de Bichot qui fascineront le narrateur, mais lui seul, les assoupissements de Mme Cottard juste après le déjeuner et le ridicule de M de Cambremer, le jeune, celui qui aura épousé une Legrandin pour sa fortune et ressassera à l'envie les deux seules fables De La Fontaine dont il soit capable de se souvenir. On le voit, le bouffon se fait davantage roturier et on y gagne une verdeur rapprochant certains portraits de ceux d'un Flaubert, proximité alors majorée par les paysages normands que ces deux auteurs ont en partage.

A cette déportation du décor du côté des horizons bleus et verts de la côte fleurie s'adjoint un déplacement du registre métaphorique. Là où je riais de trouver un protozoaire, un poulpe ou un mammouth, j'ai admiré cette fois de lestes comparaisons de tel ou tel avec une fleur butinée, une tomate, une pomme ou encore une poire. du Museum d'histoire naturelle au verger, en somme. Et quoi que mon regard ait de taquin quant au projet proustien, je ne peux qu'admirer la manière dont, jusque dans les détails les plus anodins du texte, se retrouve un soin de cohérence apte à installer le lecteur dans une oeuvre totale.
Quant à l'homosexualité enfin révélée de M de Charlus, au nombre sans cesse croissant des personnages dont les moeurs sont bien plus libertaires que ce que la bonne société autoriserait, y compris - surtout ? - parmi les plus huppés, on en vient rapidement accepter la démonstration qu'aucune situation sociale n'empêche l'explosion de désirs quels qu'ils soient et qu'aucune condition ne soustrait personne à la recherche de leur assouvissement. Qu'à ce compte, à l'hypocrisie d'un snobisme creux, à la bêtise d'un rang tenu sans culture ni profondeur s'ajoute le mensonge d'une vie sexuelle dont les apparences conformistes cachent le secret d'inclinaisons assumées mais publiquement réprouvées, moquées.

Anna, qui lit la Recherche comme elle respire, me faisait remarquer qu'il serait intéressant de voir ce que cette oeuvre devait aux origines juives de Proust. J'ai compris sa remarque comme une invitation à chercher peut-être un mode d'écriture qui ait à voir avec l'exégèse et j'ai été alors plus attentive aux références qui auraient pu me conduire à de pareilles réflexions. La religion ne concerne, dans ce tome, quasiment que Charlus et exclusivement le dogme catholique. le baron voue un culte particulier aux archanges Michel, Gabriel et Raphaël « avec lesquels il [a] de fréquents entretiens pour qu'ils communiqu[ent] ses prière au Père éternel, devant le trône de qui ils se tiennent. » Dans cette foi faite de légende dorée, de héraldique et scènes représentées sur un vitrail ou le frontispice d'une église, je lis moins l'appel à une glose que le réconfort d'un conte berçant un grand enfant orgueilleux et fragile. Il ne me semble d'ailleurs pas avoir croisé de personnage dévot se rendant aux vêpres ou aux offices dans ces premiers tomes de la Recherche. Pas de révélation durant une messe de Noël comme ce sera le cas pour Claudel. La grand-mère du narrateur doit être chrétienne, mais ce sont les lettres de Mme de Sévigné à sa fille qu'elle ne quitte pas. Quand Balzac fait de la religion un prisme par lequel analyser et dépeindre la société, quand Hugo lui donne des accents confinant au sublime, Proust semble la contenir aux détails architecturaux de ses monuments et aux enjeux stratégiques d'un positionnement ad hoc concernant l'affaire Dreyfus. Laquelle affaire concerne d'ailleurs davantage l'armée que les Juifs dans son traitement ici. On n'a même pas à s'interroger sur la vacuité du ciel tant son accès semble empêché par tout le bruit occasionné par les discours de fidèles.
On pourra me dire, et ça l'a été souvent affirmé, que Proust est le prêtre de sa propre religion, celle qui fonde l'écriture en dogme et la recherche d'un temps perdu en Dieu. Mais je ne suis pas sûre de cela non plus. J'ai l'impression au contraire que l'habile et interminable travail de l'écrivain n'est pas transcendé chez Proust. Il vaut pour ce qu'il est et ne gagne aucune autre hauteur symbolique. Les métaphores, les correspondances, les réminiscences posent un tissage horizontal, interrogent pour la nier systématiquement l'élévation d'une possible verticalité, pas plus qu'elles n'invitent à la révélation d'une immanence consolatrice. Proust parle de son oeuvre comme une robe qu'il assemble. A la fin, elle tient debout, mais elle reste robe. Ne dévoile rien d'autre que son harmonie, son goût exquis et son redoutable sens de l'observation. Sublime pour elle-même, elle se suffit et ne contient rien d'autre qu'elle.

C'est peut-être pour cette raison aussi que, malgré le plaisir toujours plus important que je prends à ces lectures, je ne ferai pas de Proust mon auteur favori et qu'il restera pour moi une connaissance à la fréquentation de laquelle j'attache plaisir et intérêt mais pas de cette tendre et intime complicité que j'aurais pourtant - par snobisme ? - espérée.
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* Un été avec Marcel #4 *

Oui, je sais, on n'est plus en été ! Chez moi aussi, dans ma petite Belgique, souffle un vent à défriser les mamies bleu ciel. le chat semble une pomme de terre poilue tant son pelage est gonflé. Ca ne trompe pas, l'automne est bien là. Conclusion, je me suis encore faite avoir par la rentrée littéraire et j'ai délaissé Marcel trop longtemps ! Qu'à cela ne tienne, je me suis plongée avec délectation - passion - plaisir dans ce 4ème opus de la Recherche (Tiens, je me trouve des accents de Mme de Cambremer...).

Et il nous raconte quoi Marcel 4 ?
Marcel (même que ce n'est pas Marcel, mais tout le monde sait que le narrateur c'est quand même Marcel) est passé dans l'âge adulte maintenant. Il vit toujours ses heures mondaines entourés de ces fats hypocrites désoeuvrés, Albertine à son bras.
Comme toujours, ce n'est pas l'action qui prime chez Proust, mais bien l'atmosphère et les saillies langagières. D'ailleurs en parlant de saillies, elles ne furent pas que langagières dans ce tome !

Sodome s'ouvre en force avec la découverte de la relation charnelle entre M. de Charlus et Jupien qui tel le bourdon va féconder l'orchidée. S'ensuit durant tout le roman une évocation de l'homosexualité masculine, cachée et hypocrite même derrière les portes des bordels. Les amours invertes ne sont pas simples.
Gomorre n'est pas en reste ! Marcel prête à Albertine des relations avec ses amies, comme il l'a vu précédemment avec Mlle Vinteuil. Je ne suis pas persuadée qu'Albertine ait quoi que ce soit à se reprocher, mais Marcel est jaloux comme un pou. Femmes ou hommes, la pauvre est surveillée de près.
A part ceci reste le merveilleux passage de la mort de sa grand-mère, où les souvenirs font prendre conscience de la perte de l'être aimé, bien plus que la froideur du cadavre.
Proust nous régale aussi de la truculature du parlement du liftier. C'est à lectorer !

J'ai passé un moment délicieux - agréable - bon avec la 4ème mouture de cette fresque grandiose.

Maintenant je dois m'atteler à lire une masse critique cotée à 2,4 sur Babelio. Gageons que ma prochaine critique sera rigolote ! :-) (Voyez comme je vous tiens en haleine !!)



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Je poursuis mon voyage en terre proustienne, continuant de me frayer un chemin dans la Recherche. Longtemps j'ai tourné autour de ce texte comme le bourdon attendu par l'orchidée. Ou bien c'était peut-être l'inverse, c'était ce texte qui se métamorphisait brusquement avec coquetterie en bourdon providentiel et venait me polliniser.
Je ne vais pas tourner autour du pot, ceux qui connaissent Proust savent à quel passage j'emprunte cette délicieuse métaphore pour en faire mon miel. Je la dois à cet acte fondateur qui ouvre le bal de ce quatrième opus d'À la Recherche du temps perdu, la fameuse scène de séduction entre le baron de Charlus et le giletier Jupin dans sa boutique, sous l'oeil attentif et médusé du narrateur. Ce passage est un bijou littéraire à lui seul. Devenant voyeur dans l'oeil du narrateur je n'ai pas perdu une miette, prenant une leçon d'initiation à la vie... Comme lui, j'avais le sentiment qu'il se passait ici quelque chose de beau et de grand, je me suis demandé alors si l'auteur à travers le yeux du narrateur qui décidément lui ressemblait de plus en plus, ne cherchait pas à jouer avec le lecteur que j'étais.
Dire qu'ici Marcel Proust enfin se lâche serait un doux euphémisme, quoique les aficionados du grand maître vous diront qu'il le faisait déjà depuis longtemps mais à mots peut-être couverts, depuis le début de cette oeuvre.
Sodome et Gomorrhe, ce sont deux versants de l'homosexualité, deux versants inversés, invertis, l'un Sodome porté par un certain M. de Charlus depuis la cour de l'hôtel Guermantes et l'autre Gomorrhe par Albertine, fleurissant sur une plage de Balbec avec ses tendres amies. Entre ces deux pans qui tiennent la symétrie du roman, il y a simplement le théâtre du monde et le mouvement qui déplace les lignes, enroule les horloges, défait le temps. C'est la chronique satirique et mondaine, c'est le snobisme, c'est l'Affaire Dreyfus en filigrane, c'est le temps des mères profanées, c'est l'amour bien sûr, peut-être aussi son désespoir, forcément la jalousie et tout ceci tient dans un style éblouissant, emberlificoté et inimitable. Jamais texte n'aura mieux mérité le qualificatif de kaléidoscope.
Il y a ici une esthétique du désir, sociale et philosophique. Est-ce l'audace de ce récit qui lui donne tant de rythme et de mouvement ? J'en aurai eu presque le tournis jusqu'à la fin, tant j'ai voyagé ici, en train, en voiture, à travers les lieux, les personnages et les intermittences du coeur : chez la Princesse de Guermantes, chez les Verdurin, à Balbec ... Parfois un aéroplane traverse le ciel, disparaissant aussitôt de l'autre côté du paysage, j'ai alors cru entrevoir le soir se perdant dans les yeux mouillés de l'écrivain... Convoquant la mémoire des sensations dans cette quête des souvenirs, Sodome et Gomorrhe est un voyage spatial, temporel et esthétique...
Je ne résumerai pas ce quatrième tome à ce seul personnage à la richesse inépuisable, mais parmi la galerie de portraits savoureux qui s'y déploient, le baron de Charlus tient ici le haut du pavé. D'ailleurs n'est-il pas ce personnage qui évolue entre masculinité et féminité ?
Grotesque au premier abord, narcissique, souvent méchant, il m'avait profondément agacé à cause justement de cette méchanceté ridicule et excessive lors du précédent tome, le côté de Guermantes. Ici il m'a tout simplement ému. Ne sachant jamais où se poser, il est émouvant, mouvant dans un clair-obscur instable qui permet de saisir sa complexité mais aussi son humanité. En lui se combat des forces tectoniques incroyables, des pulsions antagonistes, des tensions extrêmes qui le déchirent. Guignol sublime, être monstrueux, mais portant toutes les facettes de la profondeur humaine, il est un théâtre à lui tout seul, il est un personnage shakespearien, il est une diva.
De manière paradoxale, je l'ai préféré au personnage d'Albertine parce qu'il est en proie à une terrible solitude, parce qu'il est un être mal-aimé, parce que peut-être n'est-il pas fait pour le grand amour, alors tout ceci en fait forcément à mes yeux un être qui souffre cruellement dans cette tragédie de ne pas être aimé.
Il y a ici chez le baron de Charlus de la cruauté, de la souffrance, il y a le malentendu éternel des mal aimés. Alors forcément, vous comprenez...
Mais revenant à l'idée que Proust avait peut-être cherché à écrire un plaidoyer pour l'homosexualité, je me suis alors demandé quelles étaient les intentions de l'auteur dans la construction d'un tel personnage, qui aux yeux de certains pourrait être perçu comme une caricature ? C'était comme si Proust cherchait à régler des comptes avec lui-même, avec l'image de son homosexualité qu'il acceptait peut-être mal ou plutôt parce qu'il souffrait de la perception du regard des autres ? Évoquant le rejet des « invertis », - c'est le mot usité par Proust, celui de l'époque, évoquant l'Affaire Dreyfus, l'homosexualité, tout comme la judéité, ne sont des problèmes pour le narrateur qu'à cause des sarcasmes et des propos discriminatoires qu'elles suscitent.
Alors brusquement aux yeux du narrateur qui s'éclairent dans ce parcours initiatique, tout devient Sodome.
S'agissant de Gomorrhe, quelques jeunes filles en fleurs et amies autour du corps aimé d'Albertine deviennent alors une tout autre évidence...
Entre les deux versants, c'est le souvenir cruel de la mort de lla grand-mère du narrateur, déjà évoquée dans le précédent volume, mais qui refait surface ici, surgissant dans une chambre d'hôtel à Balbec, Est-ce à l'âge adulte qu'on est prêt à renoncer à jamais à ses dernières illusions ou du moins accepter de ne plus faire semblant d'être encore un enfant ? C'est le douloureux sentiment qui nous étreint, la conscience aiguë de savoir que l'on a perdu à jamais ceux que l'on aimait, qu'ils ne reviendront plus et que la mémoire résonnera désormais comme un chagrin. Jamais à mes yeux la prose de Proust n'aura été aussi poignante.
J'effleure les dernières pages du livre. C'est comme une porte qui se referme peut-être à jamais sur les battements d'un coeur disloqué. Qui donc alors m'offrira le sésame qui la rouvrira ?
Sodome et Gomorrhe est peut-être tout simplement un beau et grand roman sur l'amour.
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Citations et extraits (143) Voir plus Ajouter une citation
Enfin, vous ferez comme vous voudrez, comme cela vous arrangera le mieux », conclut-elle sans insister, pour ne pas avoir l'air de chercher à connaître « de la noblesse » et parce que sa prétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût appelé liberté.

P. 420-421
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Il est humain de chercher la douleur et aussitôt à s'en délivrer. Les propositions qui sont capables d'y réussir nous semblent facilement vraies, on ne chicane pas beaucoup sur un calmant qui agit. Et puis, si multiple que soit l'être que nous aimons, il peut en tous cas nous présenter deux personnalités essentielles, selon qu'il nous apparaît comme nôtre ou comme tournant ses désirs ailleurs que vers nous. La première de ces personnalités possède la puissance particulière qui nous empêche de croire, à la réalité de la seconde, le secret spécifique pour apaiser les souffrances que cette dernière a causées. L'être aimé est successivement le mal et le remède qui suspend et aggrave le mal. Sans doute j'avais été depuis longtemps, par la puissance qu'exerçait sur mon imagination et ma faculté d'être ému par l'exemple de Swann, préparé à croire vrai ce que je craignais au lieu de ce que j'aurais souhaité. Aussi la douceur apportée par les affirmations d'Albertine faillit-elle en être compromise un moment parce que je me rappelai l'histoire d'Odette. Mais je me dis que, s'il était juste de faire sa part au pire, non seulement quand, pour comprendre les souffrances de Swann, j'avais essayé de me mettre à la place de celui-ci, mais maintenant qu'il s'agissait de moi-même, en cherchant la vérité comme s'il se fût agi d'un autre, il ne fallait cependant pas que, par cruauté pour moi-même, soldat qui choisit le poste non pas où il peut être le plus utile mais où il est le plus exposé, j'aboutisse à l'erreur de tenir une supposition pour plus vraie que les autres, à cause de cela seul qu'elle était la plus douloureuse.

P. 266-267
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Nous regardions la mer calme où des mouettes éparses flottaient comme des corolles blanches. A cause du niveau de simple « médium » où nous abaisse la conversation mondaine, et aussi notre désir de plaire non à laide de nos qualités ignorées de nous-mêmes, mais de ce que nous croyons devoir être prisé par ceux qui sont avec nous, je me mis instinctivement à parler Mme de Cambremer, née Legrandin, de la façon qu'eût pu faire son frère. Elles ont, dis-je, en parlant des mouettes, une immobilité et une blancheur de nymphéas. » Et en effet elles avaient l'air d'offrir un but inerte aux petits flots qui les ballottaient au point que ceux-ci, par contraste, semblaient, dans leur poursuite, animés d'une intention, prendre de la vie.

P. 238
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La sagesse eût été de considérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur à défaut de laquelle je serais mort sans avoir soupçonné ce qu’il peut être pour des cœurs moins difficiles ou plus favorisés ; de supposer qu’elle faisait partie d’un bonheur vaste et durable qui m’apparaissait en ce point seulement ; et pour que le lendemain n’inflige pas un démenti à cette feinte, de ne pas chercher à demander une faveur de plus après celle qui n’avait été due qu’à l’artifice d’une minute d’exception. J’aurais dû quitter Balbec, m’enfermer dans la solitude, y rester en harmonie avec les dernières vibrations de la voix que j’avais su rendre un instant amoureuse, et de qui je n’aurais plus rien exigé que de ne pas s’adresser davantage à moi ; de peur que par une parole nouvelle qui n’eût pu désormais être que différente, elle vînt blesser d’une dissonance le silence sensitif où, comme grâce à quelque pédale, aurait pu survivre longtemps en moi la tonalité du bonheur.


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(Le Docteur) Cottard disait beaucoup plus souvent : « Je le verrai mercredi chez les Verdurin », que : «Je le verrai mardi à l’Académie.» Il parlait aussi des mercredis comme d’une occupation aussi importante et aussi inéluctable. D’ailleurs Cottard était de ces gens peu recherchés qui se font un devoir aussi impérieux de se rendre à une invitation que si elles constituaient un ordre, comme une convocation militaire ou judiciaire. Il fallait qu’il fût appelé par une visite bien importante pour qu’il « lâchât » les Verdurin le mercredi, l’importance ayant trait d’ailleurs plutôt à la qualité du malade qu’à la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrier frappé d’une attaque, mais pour le coryza d’un ministre. Encore dans ce cas disait-il à sa femme : « Excuse-moi bien auprès de Mme Verdurin. Préviens que j’arriverai en retard. Cette Excellence aurait bien pu choisir un autre jour pour être enrhumée. ». Un mercredi leur vieille cuisinière s’étant coupé la veine du bras, Cottard déjà en smoking pour aller chez les Verdurin avait haussé les épaules quand sa femme lui avait timidement demandé s’il ne pourrait pas panser la blessée : «Mais je ne peux pas, Léontine, s’était-il écrié en gémissant ; tu vois bien que j’ai mon gilet blanc.». Pour ne pas impatienter son mari, Mme Cottard avait fait chercher au plus vite le chef de clinique. Celui-ci, pour aller plus vite, avait pris une voiture, de sorte que la sienne entrant dans la cour au moment où celle de Cottard allait sortir pour le mener chez les Verdurin, on avait perdu cinq minutes à avancer, à reculer, Mme Cottard était gênée que le chef de clinique vît son maître en tenue de soirée. Cottard pestait du retard, peut-être par remords, et partit avec une humeur exécrable qu’il fallut tous les plaisirs du mercredi à dissiper.
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MARCEL PROUST / DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN / LA P'TITE LIBRAIRIE
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