D'UNE LANGUE MISE AU MONDE.
Avec
Les Larmes, qualifié par lui de « roman »,
Pascal Quignard célèbre, ou plus exactement déplie et glose sur une date hautement symbolique : «le 14 février 842, un vendredi en fin de matinée… à cette heure-là fut signé, entre Charles le Chauve et Louis le Germanique, ce qu'on nomme le serment de Strasbourg.»
Rédigé en langue vulgaire par le poète et chroniqueur Nithard, petit-fils de Charlemagne, ce texte constitue l'acte de naissance de la langue française, et au-delà de la nouvelle configuration de l'Europe. Mais c'est le premier point qui importe à
Quignard.
Car très vite, dans ce roman qui y ressemble pourtant tellement peu, - selon nos critères d'aujourd'hui -, sinon que le poète essaie d'en capter la si lointaine origine, c'est de cet homme, Nithard, dont il va s'agir, et de son faux jumeau au prénom pouvant presque se lire comme dans un miroir : Nithard et Hartnid.
Nithard aimait les oiseaux et Hartnid les chevaux. le premier sera abbé laïc comme son père. Il rédigera, vers 880, la «Séquence de sainte Eulalie», un livre poilu en peau de cerf qui sent encore, assure
Pascal Quignard, «la forêt d'Ardenne et le sang noir de la chasse d'hiver». Qui est considéré comme rien moins que le premier texte littéraire de toute la langue romane. Un bref texte de vingt-neuf vers : c'est si peu, c'est tellement incroyable.
Le second est un voyageur impénitent, bien que l'on en sache moins de sa destinée, il chevauchera de Cordoue à Bagdad à la recherche d'une femme aussi hypothétique qu'introuvable. Voici ce que nous en dit le mémorialiste d'aujourd'hui, réveillant subrepticement ce monde d'avant-hier : «Il voyageait. Il voguait. Il chevauchait. Il ne restait pas en place. On racontait qu'une dame fée qui vivait sur les rives de la Somme l'avait sauvé quand il était un tout petit enfant. Il ne parlait presque pas. Il ne mangeait pas. Son nom n'était que le contraire d'un nom et il était alors complètement indifférent au monde qui n'était que le fantôme d'un monde »
Les Larmes est traversée, comme l'histoire du roman elle-même, par cette opposition entre Nithard et Hartnid. Si le chroniqueur, le premier né des jumeaux, semble en prise avec le monde et son histoire, le deuxième s'attache à un présent vivant.
Pascal Quignard suggère la tension du roman pris entre historicité et fonction poétique du langage. Par ailleurs, la dualité des frères expose en quelque sorte son projet littéraire :
Quignard ne mélange jamais racines historiques et linguistiques de l'écriture. Par ce jeu, il mêle à la fiction encyclopédique et l'historiographie une capacité à saisir la saveur d'une époque dans le détail du langage.
Dans ce texte très éclaté - très éclatant - dans lequel
Pascal Quignard semble bien souvent prendre un plaisir fugace et souriant à perdre puis à rtrouver son lecteur, au milieu d'un enchevêtrement de morceaux d'une étonnante pureté de langage, originelle, atteignant, au détour d'une page, des sommets de poésie, il n'est pas rare de reposer le livre pour mieux prendre le temps d'en savourer tout son saoul la musicalité profonde, génitrice, fondamentale du texte. Les passages dans lesquels intervient la mystique, la chamane, la prophétesse Sar, tout particulièrement, sont de toute beauté dans leur simplicité émerveillante :
«Cela dit - dit Sar - la pluie,
lorsqu'elle tombe sur les feuilles de la forêt,
en revanche intimide leurs becs.
Elle ralentit leurs variations et baisse la hauteur des sons qu'ils égosillent.
Parfois les averses et les giboulées les suspendent.
Les gazouillements cèdent complètement la place aux fracas et aux détonations.
Tous les oiseaux répondent - et même leur surprenant silence répond quand ils en viennent à se taire.
Tous les oiseaux modulent selon l'accompagnement que le lieu offre aux mouvements et à la résonance particulière qu'organisent leurs étranges mandements.
Presque pas d'arpèges ne tintinnabulent quand le site est dans la brume.
Aucun égrènement d'appels ne se relance deux fois sous le couvert.
Les graves se diffusent plus loin que les aigus dans le monde des oiseaux - comme la douleur dans le nôtre.
Les lents se distinguent plus aisément que les rapides.
Moi, Sar, je le dis :
Les signes des oiseaux sont plus doux que le chagrin que vous éprouvez.
Ils sont plus compréhensibles à mon oreille que les langues qu'articulent les hommes auxquels j'apporte mon assistance dès lors qu'ils sont possédés et qu'ils tournent sur eux-mêmes sans savoir quoi faire de leur souffrance dans la souffrance. »
Une sublime leçon de musicologie aviaire et de lecture de la souffrance, n'est-ce pas ?
Après... Après... Il suffit de se laisser embarquer par la plume de l'auteur de
Tous les matins du monde, lui laisser nous conter légendes et mythes, développer à traits vifs tout un bestiaire fait de chevaux, de lièvres, d'un chat noir, d'un geai bleu, ébaucher le portrait, à contours diffus, de temps carolingiens qui ne sont peut-être pas plus aux origines de notre histoire que les gaulois ou que Clovis, mais des temps auxquels on doit la mise au monde presque discrète de celle que nous habitons tous : notre langue.
Un livre totalement à rebours de ce qui sort, par centaine, en notre post-modernité si pressée, un moment de plus où l'on prend le temps de se poser, au sein de cette oeuvre si largement déployée et tellement originale, atypique, polyphonique que compose le prix Goncourt 2002 - pour Les Ombres errantes - depuis une quarantaine d'années. Un livre que l'on reprend de loin en loin, comme nombre de ses prédécesseurs, comme si
Les larmes de
Pascal Quignard pouvaient, un peu, nous abreuver dans cette infructueuse, trépidante recherche de nous-même et de ce qui nous constitue, du plus loin de nos mots...
Quelques lignes de lui, encore, et parce qu'il est si difficile de le quitter ainsi :
«L'horizon est une fiction que le réel ignore.
L'horizon est une ligne imaginaire qui s'incruste là où se limite la vue dont les hommes sont capables.
Sur cette ligne chimérique l'âme toute linguistique des hommes écrit ses départs.
La main ne fait que suivre sur la page une ligne qui n'existe nulle part dans le réel.
C'est là encore, partout dans le ciel, où se perchent les oiseaux et s'arrête le monde.
Et pourquoi écrit-on avec la plume des oiseaux ? »
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