Nous cherchons souvent à égayer la teinte morne du présent par des spéculations sur des possibilités de chance favorables, et nous imaginons toute sorte d’espérance chimériques dont chacune est grosse de déceptions ; aussi celle-ci ne manquent pas d’arriver dès que celle-là sont venues se briser contre la dure réalité. Il vaudrait mieux choisir les mauvaises chances pour thèmes de nos spéculations ; cela nous porterait à prendre des dispositions à l’effet de les écarter et nous procurerait parfois d’agréables surprises quand ces éventualités ne se réaliseraient pas. N’est-on pas bien plus gai au sortir de quelque transe ? Il est même salutaire de nous représenter à l’esprit certains grands malheurs qui peuvent éventuellement venir nous frapper ; cela nous aide à supporter plus facilement des maux moins graves lorsqu’ils viennent effectivement nous accabler, car nous nous consolons alors par un retour de pensée sur ces malheurs considérables qui ne se sont pas réalisés.
Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse de la vie
Il ne faut pas juger des hommes comme d’un tableau ou d’une figure, sur une seule et première vue : il y a un intérieur et un cœur qu’il faut approfondir. Le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l’hypocrisie cache la malignité. Il n’y a qu’un très petit nombre de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer ; ce n’est que peu à peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé viennent enfin à se décaler. La Bruyère, Les caractères
Je sais que tout ce qui est né doit mourir, c’est la loi générale ; il faut donc que je meure. Je ne suis pas l’éternité ; je suis un homme, une partie du tout, comme une heure est une partie du jour. Une heure vient et elle passe ; je viens et je passe aussi : la manière de passer est indifférente ; que ce soit par la fièvre ou par l’eau, tout est égal.
Épictète, Entretiens
C’est une maxime de prudence, qu’il faut laisser les choses avant qu’elles nous laissent. Il est d’un homme sage de savoir se faire un triomphe de sa propre défaite, à l’imitation du soleil qui, pendant qu’il est encore tout lumineux, a coutume de se retirer dans une nuée, pour n’être point vu baisser, et, par ce moment, laisser en doute s’il est couché ou non. (...) Le bon cavalier lâche quelquefois la bride à son cheval, pour ne le pas cabrer, et ne pas servir de risée s’il venait à tomber au milieu de la carrière. Une beauté doit adroitement prévenir son miroir, en le rompant avant qu’il lui ait montré que ses traits s’en vont.
Gracián, L’Homme de cour
Tu peux supprimer bien des sujets pour toi de troubles superflus et qui n’existent tous qu’en ton opinion. Et tu t’ouvriras un immense champ libre, si tu embrasses par la pensée le monde tout entier, si tu réfléchis à l’éternelle durée, si tu médites sur la rapide transformation de chaque chose prise en particulier, combien est court le temps qui sépare la naissance de la dissolution, l’infini qui précéda la naissance comme aussi l’infini qui suivra la dissolution.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même