AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de cprevost


Le discours contemporain de l'art est le plus souvent confiné au bric-à-brac des pratiques artistiques et aux menus détails de la réalisation des oeuvres, à la litanie des noms propres et à la déclamation vétilleuse des courants issus des hasardeux découpages temporels et conceptuels des spécialistes. le contexte actuel est en matière esthétique à la morosité, au désenchantement, au renoncement, à l'infinie et étriquée prudence. Il conviendrait, après les catastrophes du court XXème siècle, de ne rien entreprendre de général au risque de rouvrir les abimes et de déclencher la catastrophe. Jacques Rancière ne renonce pourtant pas à établir quelques conditions d'intelligibilité qui nouent esthétique et politique. Il montre dans son excellent livre comment sont connectés les arts avec des modes de discours, des formes de vie, des idées de la pensée et des figures de la communauté. Nous lui en savons gré tant nous avons la conviction que l'art intervient dans nos vies autrement que sous les formes très personnelles d'une émotion, d'une découverte, etc.


Le partage du sensible, ce qui est susceptible d'être perçu par les sens et plus largement l'ensemble des impressions et des représentations, ce qu'on peut voir, ce qu'on est qualifié à dire, est tout l'enjeu de la politique. C'est à partir de ce partage que l'auteur pose la question des pratiques esthétiques, c'est-à-dire les questions des formes de visibilité de l'art, des lieux qu'il occupe et de l'influence qu'il a sur la société. Ces questions sont pour lui essentielles dans la mesure où les pratiques esthétiques influencent les communautés toutes entières, génèrent des manières de faire particulières qui changent les façons d'être et de voir.


Jacques Rancière dans cet ouvrage pointe quelques grandes formes de partage esthétique qui émergent des distributions initiales du sensible (esthétique première). Il prend pour premier exemple la Grèce classique où les artisans ne doivent pas s'occuper des choses communes parce qu'ils sont réputés n'avoir pas le temps et, s'ils le comprennent, ne pas posséder le langage. Ce découpage des disponibilités et des espaces, du visible et de l'invisible, de la parole et du bavardage, nous dit le philosophe, est l'esthétique première à partir de laquelle est originellement posée par Platon la question des pratiques dans le domaine de l'art. Aussi, le penseur antique considère-t-il naturellement comme illégitimes le théâtre et l'écriture qui s'adressent à n'importe qui (contrairement à la parole vivante). Autre exemple de partage donné par Jacques Rancière dans un contexte politique bien différent de Seconde République naissante, de liberté de la presse, de suffrage universel, Flaubert et « Madame Bovary ». le grand écrivain refuse de hiérarchiser les sujets, peint sans instruire et, contre Platon qui stigmatise le partage égalitaire, s'adresse démocratiquement à tous. Dernier exemple enfin, Jacques Rancière montre de façon décisive que la perspective et la révolution anti représentative en peinture ne sont pas exclusivement des techniques, qu'elles sont également des pratiques esthétiques qui correspondent à des formes de visibilité et à des rôles sociaux déterminés. Dans les sociétés cloisonnées qui instruisent, ordonnent, édifient, la perspective permet d'instaurer entre le dicible et le visible un rapport de correspondance à distance, de saisir efficacement un acte de parole vivant, le mouvement décisif d'une action, d'une signification. Dans un monde au contraire plus ouvert, plus interactif de l'art et la vie, le plat intervient comme principe de révolution formelle et principe de repartage politique de l'expérience commune qui met l'art dans le décor de toutes les vies. Pour Jacques Rancière, comme nous le voyons, il n'y a ni soumission de l'art, ni autonomie du politique mais une dialectique complexe entre l'un et l'autre.


Jacques Rancière distingue dans cet ouvrage, de façon originale, trois systèmes d'identification de l'art. Tout d'abord, le régime éthique des images où la représentation est l'objet d'un double questionnement : celui de son origine et par conséquent de sa teneur en vérité et celui de sa destination donc de ses usages et de ses effets. Ensuite, il distingue le régime poétique ou représentatif des arts qui définit un ordre général des manières de bien faire et d'apprécier les imitations en résonance avec une hiérarchie globale des occupations sociales et politiques (primat représentatif de l'action sur le caractère ou de la narration sur la description ; hiérarchie des genres sur la dignité supposée du sujet ; primat de la parole). Enfin, il distingue le régime esthétique où l'art est le domaine exclusif du sensible et de sa production, le moment où la forme est éprouvée pour elle-même. Jacques Rancière ne reprend donc pas à son compte la notion de modernité esthétique. Il estime qu'il s'agit là d'une historisation simpliste, réductrice. Pour l'auteur, les passages de l'ancien au moderne, du figuratif au non-figuratif ne rendent pas compte de tous les bouleversements opérés et des rapports de l'art avec les autres sphères de l'expérience collective. le régime nouveau pour lui commence par une émancipation de l'art, une réinterprétation de ce qu'il fait. le régime esthétique fait de l'art une forme possible, nouvelle, autonome, ouverte et sensible de la vie ; l'art s'identifie à un moment dans un processus d'autoformation de la vie.


Jacques Rancière, après avoir défini une esthétique et marqué des repères historiques et conceptuels, fort de ce corpus, répond dans les derniers chapitres à quelques questions plus spécifiques concernant l'art. D'abord, l'histoire moderne et l'art. La révolution esthétique a produit une idée nouvelle de la révolution politique comme accomplissement sensible d'une humanité commune. C'est cette idée de l'homme esthète qui a permis la rencontre de courte durée des insurrections marxistes et des artisans des formes de la vie nouvelle. C'est la faillite de la révolution qui a déterminé en deux temps les positions du monde de l'art : opposition à la dégénérescence (surréalisme et école de Francfort) et négation de l'engagement ancien considéré comme générateur d'atrocités. Aussi, la post modernité n'est rien d'autre dans ce courant que la réaction dénonçant la folie moderne d'une auto émancipation de l'homme accrochée à l'idée d'éducation esthétique. Ensuite, les arts mécanique (photo, cinéma) et la promotion esthétique des anonyme. Jacques Rancière prend le contrepied de l'idée benjaminienne. C'est parce que, nous dit-il, dans le régime esthétique des arts antérieur aux arts mécaniques, l'individu anonyme est devenu un sujet d'art que son enregistrement peut être porteur d'art et pas l'inverse. La révolution esthétique, c'est pour lui, avant tout la gloire du quelconque. Enfin, l'histoire comme fiction positive, comme énoncés littéraires prenant corps. Avec la révolution esthétique, il y a pour l'auteur brouillage entre la raison des faits et la raison des fictions. le monde des arts, doté de moyens inédits, agence littérairement le monde historique et social et le rend visible, intelligible à lui-même.


« le partage du sensible » est un ouvrage extrêmement dense. C'est à nos yeux une qualité mais peut-être aussi un défaut. Les seulement soixante-dix pages de ce petit format en effet sont trompeuses, elles surprendront grandement un lecteur trop pressé. Il nous semble également que cet exposé aurait gagné en clarté avec un développement plus ample. Il aurait été aussi plus convainquant (dernière partie « de l'art et du travail » où la valeur travail est très approximativement exposée). Jacques Rancière est un philosophe exigent, passionnant, cela nous donne envie de travailler, d'aller voir, de poursuivre cette réflexion en sa compagnie.
Commenter  J’apprécie          30



Ont apprécié cette critique (2)voir plus




{* *}