Si d'aventure on les interrogeait, sans doute que peu d'artistes japonais contemporains contesteraient l'impact qu'a eu Ranpo Edogawa (1894-1965) sur la production littéraire moderne, tant a été grande l'influence de ce grand écrivain nippon, considéré comme le père de la littérature policière japonaise et éminent fondateur, dans les années 1920, du courant « Ero guro », un mouvement artistique s'articulant autour d'un mélange d'érotisme et de macabre dont nombre d'auteurs de mangas, de dessins animés où de romans revendiquent aujourd'hui l'appartenance, rendant la littérature japonaise si attractive et singulière.
A l'heure où la production littéraire japonaise connaît un tel engouement auprès des lecteurs occidentaux, il serait dommage de passer à côté de cet auteur plein de subtilité dont les idéogrammes du patronyme - Ranpo Edogawa - composent l'anagramme de son écrivain fétiche,
Edgar Allan Poe. Il y a d'ailleurs beaucoup du célèbre auteur des «
Histoires extraordinaires » dans l'oeuvre du nippon : une narration riche centrée principalement sur la psychologie des personnages, une aura sombre et ténébreuse baignée d'étrangeté, une violence contenue, un certain attrait pour le morbide, une sensualité vénéneuse, le goût des énigmes et du bizarre…
Auteur de nombreuses nouvelles et d'une bonne trentaine de romans - «
le lézard noir », «
La bête aveugle »… - Edogawa s'est également distingué par la création d'un héros récurrent, le détective Akechi Kogoro, personnage que nous rencontrons dans l'une des deux nouvelles composant le recueil proposé par les éditions Picquier.
Cette prenante histoire datant de 1925, intitulée « le test psychologique », fait s'affronter deux brillantes intelligences, celle d'un jeune assassin plein d'assurance persuadé d'avoir commis le crime parfait, et celle du fameux détective Kogoro, qui, à l'aide d'observation et de déductions va démonter un à un les arguments du jeune homme et, en démontrant que la perfection peut être aussi synonyme d'implication, va prouver la culpabilité du meurtrier en le prenant à son propre piège, celui de l'excellence…
Mais des deux histoires constituant le recueil, c'est sans nul doute la longue nouvelle éponyme «
La proie et l'ombre » qui est la plus fascinante.
Le narrateur, auteur de romans policiers (Ranpo Edogawa lui-même ?), s'emploie à faire le récit d'un épisode douloureux survenu dans sa vie quelques mois auparavant, dont l'épreuve l'a irrévocablement plongé dans les abîmes du doute, de la culpabilité, du chagrin et des regrets.
Au centre du récit, Shundei Oe, concurrent direct du narrateur, un autre auteur de romans policiers, homme entouré de mystères et de secrets que nul n'a jamais rencontré.
Bien qu'écrivant tous deux des romans noirs, un gouffre littéraire sépare les deux hommes: chez Oe, des écrits cruels, une atmosphère malsaine et décadente, une satisfaction morbide à décrire les pulsions meurtrières des assassins ; chez l'autre, des récits centrés sur la moralité, les déductions et « la finesse de la démarche intellectuelle de l'enquêteur».
Lorsque le mari de la belle Shizuko, la femme dont il est épris, est assassiné, pour le narrateur, cela ne fait aucun doute, le crime est signé Shundei Oe. Shizuko a en effet connu intimement Oe par le passé. Trahi et abandonné, celui-ci aurait, selon toutes vraisemblances et après des années à fomenter ses représailles, décidé de se venger de cet amour déçu.
C'est du moins ce que s'emploie à démontrer le narrateur, dès lors entrainé dans une affaire dans laquelle, de façon quasi obsessionnelle, il plonge à corps perdu. Mais, peu à peu perdu dans le labyrinthe de ses déductions, de sa logique, de sa morale et de sentiments où se mêlent orgueil, amour et perversité, le romancier s'enlise de plus en plus profondément dans les affres du doute, de la méfiance et de la suspicion.
Ecrite en 1928 dans le style classique des romanciers occidentaux de la fin XIXème, «
La proie et l'ombre » étonne et frappe d'emblée par sa modernité et la violence de son propos et de son approche. Ici, on est loin du bruissement des étoffes de kimonos dans la délicatesse d'un geste suspendu, des clairs de lune contemplatifs et des dérives méditatives qu'inspirent les fleurs de cerisier et autres feuilles d'érable, même si affleurent de manière tout aussi puissante la magie et la poésie troubles qu'exercent sur les consciences la littérature japonaise.
Un climat subtilement délétère et oppressant nous immerge sans retenue au coeur d'une histoire tortueuse dans laquelle Edogawa, avec cet esthétisme raffiné qui caractérise parfaitement l'univers nippon, fait s'affronter les sentiments et les agissements les plus corrompus : fétichisme, voyeurisme, masochisme, obsession…
« le monde visible est chimère » disait Edogawa…Il le prouve avec ce jeu de miroir machiavélique où « proie » et « ombre » finissent par se confondre dans la complexité nébuleuse des caractères.
A découvrir.