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EAN : 9782221095171
Robert Laffont (24/07/2001)
4.38/5   190 notes
Résumé :
Ils s'appelaient eux-mêmes les Hommes.
Ils étaient parvenus à cette extrémité de la terre - qui devait, bien plus tard, être nommée Terre de Feu -, au terme d'une si longue migration qu'ils en avaient perdu la mémoire. Sans cesse poussés par de nouveaux envahisseurs, ils avaient traversé un continent et des millénaires dans l'ignorance et la peur. Ils s'étaient établis là où, semblait-il, nul ne pouvait les rejoindre, tant sont cruels le ciel, la terre et la ... >Voir plus
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L'ethnie des Kawésqars, soit des « Hommes », encore appelés Alakalufs, a aujourd'hui disparu. Installé sur la Terre de Feu depuis plus de six mille ans, ce peuple nomade de la mer vivait sur des canots le long du versant pacifique des Andes méridionales, dans un redoutable labyrinthe de chenaux et de fjords reliant une multitude d'îles et de presqu'îles inhospitalières, sous un climat instable et glacial, réputé pour la violence de ses tempêtes et la permanence de ses intempéries. Lorsque Magellan « découvre » cette région en 1520, le choc culturel est une déflagration pour ces Amérindiens restés à l'âge de pierre dans un complet isolement. La colonisation de leur territoire ne commence réellement qu'au cours de la seconde moitié du 19e siècle, mais entre les maladies, les persécutions et l'incompatibilité des deux mondes qui se rencontrent, leur population est quasiment anéantie en quelques décennies seulement. Elle finit par s'éteindre inexorablement au cours du 20e siècle.


Sensibilisé par ses voyages au sort de ces diverses populations que la modernité voue à la disparition, l'auteur n'a jamais pu oublier le canot kawésqar et ses misérables occupants, croisés en Terre de Feu en 1951. Ses explorations de témoignages historiques l'ayant choqué par leur manque total d'empathie envers ces êtres trop primitifs pour demeurer humains aux yeux de leurs observateurs, il entreprend ici de leur rendre hommage dans un récit romanesque, construit à partir des connaissances de l'ethnologue José Empéraire mais aussi de ses propres recherches et réflexions, et destiné à nous faire imaginer et ressentir le point de vue de ces hommes et de ces femmes, jetés directement du paléolithique à l'ère moderne.


Si la somme de leur ahurissement et des incompréhensions mutuelles prêtent parfois à rire, l'histoire de leur confrontation à nous, les hommes modernes, est une tragédie accablante qu'on ne peut lire qu'étreints d'un mélange d'effroi, de tristesse et de honte. Pourtant longtemps et dramatiquement éprouvés par l‘environnement naturel dantesque où les Kawésqars évoluaient à leur aise, les colons ont, là comme ailleurs, tiré parti sans vergogne du déséquilibre des forces en leur faveur. Mais, entre les indigènes et les Pektchévés – les étrangers -, c'est surtout l'irrémédiable incapacité à communiquer et à se comprendre que Jean Raspail met en évidence, au fil d'épisodes tous plus confondants les uns que les autres. Souvent cruelle comme lorsqu'elle transforme en bêtes de foire les individus qu'elle emmène en Europe sans se préoccuper de leur terreur si loin de leurs repères, ou encore stupide quand elle déplore leur sur-mortalité sans se sentir responsable des épidémies qu'elle leur inflige, naïve aussi dans ses tentatives d'évangélisation et d'éducation à l'emporte-pièce, la « civilisation évoluée » se montre incapable de sortir de ses référentiels, de faire preuve d'empathie, et tout simplement, d'humanité.


Aussi passionnante que consternante, cette étonnante confrontation entre deux mondes séparés par plusieurs millénaires d'évolution a de quoi faire réfléchir. Ferions-nous mieux aujourd'hui ? On peut en douter. Mieux vaut sans doute que notre route ne croise jamais celle d'éventuels extra-terrestres, à moins que ces derniers n'aient quelque avance sur nous en matière d'humanité et d'empathie… Coup de coeur.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Lire Jean Raspail est déjà un privilège. Bien sûr, tout un chacun peut se saisir d'un de ses livres et il découvrira, au-delà d'une écriture très riche, la force du témoignage d'un homme qui aime le voyage et l'humain. Mais Jean Raspail sort des sentiers convenus du roman et livre, me semble-t-il, autre chose : une empreinte d'humanité et de poésie, tragique pour celui-ci, mais si prenante.

Son texte est court, mesuré, ciselé, il emmène immédiatement le lecteur à bord d'une pirogue où les ultimes survivants d'un peuple se serrent les uns contre les autres, emportés vers une destinée inexorable, celle de la mort et de la disparition de leur peuple.

Ces Hommes, les Alakalufs, qui vécurent aux confins de la Patagonie, à l'extrémité de la Terre de Feu, sont confrontés à toutes les puissances dévastatrices de la nature, violence de l'océan et de ses tempêtes, froid glacial de ces contrées extrêmes, pénurie alimentaire, bref une survie de chaque jour qui mène peu à peu vers la fin inéluctable de leur peuple.

Jean Raspail, par son écriture flamboyante, grave dans nos mémoires le destin de Lafko et des siens. Ainsi, si on a lu ce livre bouleversant par moments et même dans son ensemble, on se souviendra de cette lecture et des Hommes. Et on pourra dire à Jean : merci de m'avoir fait connaître les Alakalufs, je m'en souviendrai.
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J'ai lu plusieurs livres de Jean Raspail ( le Président, L'anneau du pêcheur, le camp des saints ). Ce livre est celui que je préfère, et de loin . C'est une parabole de la condition humaine, les Alakalufs c'est nous, jetés sur cette coque de noix perdue dans L Univers qu'est notre petite planète que nous nous acharnons à détruire. Ce livre m'a mis des images magnifiques dans la tête, les paysages austères, grandioses, glacials de la Terre de feu et les malheureux indiens nus condamnés par un Dieu indifférent à y vivre et à y mourir petit à petit jusqu'au dernier, jusqu'à ce que leur souvenir lui même disparaisse de la mémoire des autres hommes, de toute façon eux aussi condamnés à disparaître dans un hiver nucléaire ou la canicule fatale du réchauffement climatique.
On a dit parfois que le camp des saints était un livre prophétique, je pense plutôt que le vrai livre prophétique de Raspail c'est celui-ci.
Un cinéaste pourrait faire un grand film à partir de cette oeuvre magnifique et inspirée (mais j'imagine mal un producteur assez fou pour tenter de financer une telle adaptation !)
"Le ciel se brise en pluie d'étoiles dans un vacarme d'épouvante. La nuit resplendit d'éclairs rouges et de lueurs de feu. Les glaciers fondent. Les montagnes se fendent. Réfugié au bord de sa grève, sur le dernier coin de sable encore sec, Lafko voit passer des vagues énormes charriant des carcasses de navires comme si une tempête formidable avait arraché du fond des mers toutes les épaves des temps anciens.
[ ... ]
Tout est calme désormais. Lafko marche sur des nuages, environné de silhouettes blanches qui lui font escorte par milliers et dont le ciel est entièrement peuplé. Enfin, une voix lui dit :
" Te voilà. Sois le bienvenu chez toi, Lafko. C'est vrai que tu es petit et laid, que tu as l'intelligence misérable, que tu sens mauvais, que tu es sale.
" Mais voit comme tu me ressembles ".
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"Qui se souvient des Hommes ?" est un beau et très sombre roman. Il évoque les Alakalufs (« Les hommes », en dialecte autochtone), une peuplade en voie de totale extinction dont Lafko est le dernier représentant. Sur un mode presque épique, l'auteur évoque l'obscur passé de cette tribu d'Amérique, repoussée de plus en plus loin vers le Sud, finalement arrivée à l'extrémité du continent: en Terre de Feu. Une contrée rude, oubliée des autres peuplades, où les conditions de vie sont très difficiles. Mais les Alakalufs s'y sont adaptés et ont vivoté dans leur solitude pendant des siècles et des siècles. Un jour, pourtant, leur isolement a été troublé par l'arrivée d'étrangers. Les premiers à découvrir cette contrée hostile, ce sont les hommes de Magellan pendant leur tour du monde. Puis sont venus progressivement d'autres Européens, navigateurs, géographes, colons... le contact avec ces nouveaux venus est dévastateur pour les Hommes, qui perdent leur autonomie et leurs repères culturels. Et c'est le déclin qui s'installe peu à peu, jusqu'à la complète extinction. La tragique agonie de ce petit peuple est dépeinte comme si c'était la mort d'un homme. L'ambiance crépusculaire que l'auteur a su créer est vraiment saisissante. Je ne peux pas dire que j'ai "aimé" ce livre très pessimiste, mais il m'a laissé des souvenirs impérissables. Evidemment, la disparition des cultures indigènes - par exemple celle des Indiens de l'Amérique du Nord - est une question très générale, qui est de plus en plus débattue après avoir été trop longtemps ignorée. Mais le propos du livre ne relève pas d'une critique anti-impérialiste, ni d'une utopie des "bons sauvages". Il renvoie plutôt à un questionnement métaphysique sur la vie et la mort des civilisations.

L'auteur, Jean Raspail (né en 1925), est un écrivain atypique, éloigné des modes littéraires, qui s'est particulièrement intéressé à la Patagonie. Il est resté peu connu du grand public, malgré les prix qu'il a obtenus pour ses romans." Qui se souvient des Hommes ?" est paru en 1986.
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Qui se souvient des hommes…/Jean Raspail (1925-2020) /Prix Inter 1987
« La montagne les terrifiait. L'eau seule était leur élément. Ils allaient d'île en île, de grève en grève, se bornant aux limites étroites du rivage. Un canot pour se déplacer, des braises pour conserver le feu, des peaux de phoque pour dresser la hutte, c'était tout. Ils n'avaient pas d'autre conscience du monde. »
Ce roman que l'on pourrait qualifier d'ethnologique, commence dans les canaux qui font suite au détroit de Magellan tout au sud du Chili au nord ouest de la Terre de Feu : c'est au pied des glaciers de l'île Santa Inès qu'avance doucement le canot de l'homme seul. Une île couverte de forêts pourrissantes et de mousses monstrueuses. Des horizons voilés. Il est un des derniers Alakalufs qui entre eux s'appellent Kaweskars qui signifie « hommes » dans leur langue. Ce n'est qu'en 1947 que l'on connu ce nom, et ce grâce aux voyages et travaux de José Emperaire.
Pendant des milliers d'années ils ont vécu au sein de ce labyrinthe de canaux glacés balayés par des vents violents (williwas) et où règne l'esprit du mal Ayayema, ne formant même pas un peuple, mais seulement des clans. Dans le clan de l'homme, ils étaient huit. L'homme s'appelle Lafko ; il a perdu son père et sa mère, et sa femme a été enlevée par des chasseurs de phoques venus de Chiloé. C'était il y a cinq ans. Puis sa belle soeur et son beau frère et un de ses deux enfants sont partis à Puerto Eden sur un navire de la marine chilienne, dans un camp mouroir pour les derniers Alakalufs. C'était il y a un an : il n'était plus que deux, Lafko et son fils Taw sur le canot. Et aujourd'hui Lafko est seul : son fils est mort dans ses bras. Il est seul dans son canot mais fort comme huit dans la tempête.
le bonheur est un mot qui n'existe pas dans la langue des Alakalufs, ni aucun vocable similaire. Par contre ils ont cent mots pour exprimer l'angoisse, l'angoisse devant la faim, la nuit, la tempête, la maladie, l'orage, la mort et la vie, la solitude, la conscience de se compter si peu et de voir d'année en année ce nombre encore diminuer.
Il y a 5000 ans, les Alakalufs ont allumé leur premier feu ici aux confins de la terre du sud. 10 000 ans plus tôt ils s'étaient mis en route depuis les confins opposés au septentrion, venus d'Asie par le détroit de Behring gelé. Fuyant ceux qui venaient derrière eux pour les anéantir, ils sont arrivés au bout du monde, là où il n'y avait pas d'hommes. Comme le dit si bien Jean Raspail, ils sont l'écume extrême d'une tempête qui s'est levée il y a longtemps en Asie, jetant sur l'Amérique déserte là où les deux continents se rejoignent un déferlement de peuplades…Ils ont franchi des montagnes, traversé des forêts, longés d'innombrables rivières gelées, marché sur des plaines interminables… Dieu seul sait combien de fois de siècle en siècle, la même scène s'est répétée, combien de fois ils ont été sur le point de périr jusqu'au dernier, devant combien de peuples ils ont dû reprendre la route, poursuivis par des peuples toujours plus nombreux et plus forts…
Au terme de cette fuite vers le sud, ce peuple a décidé de quitter définitivement la terre ferme qui ne leur a apporté que malheur et sang. Une décision murie durant cent ans ou mille ans. Pendant ce temps, loin dans le nord, sans qu'ils le sachent, des empires et des civilisations sont nées puis ont disparu. Ainsi de nomades de la terre qu'ils furent durant des millénaires, ils devinrent des nomades de la mer à travers les canaux, les chenaux, contre les vents et les tempêtes, parmi des îles innombrables.
Plus tard, le danger vint de l'Orient et non plus du nord, avec l'arrivée des hommes blancs et de leurs grands vaisseaux.
L'auteur qui connaît bien cette région pour y avoir voyagé au début des années 50, a rencontré les derniers survivants du peuple Alakaluf , étudié leur us et coutumes et nous décrit la situation présente dans le premier chapitre.
Dès le chapitre deux il nous narre l'histoire de Lafko et de ses ancêtres, la fuite éperdue de tout temps vers le sud, les superstitions et les croyances de ce peuple. Puis un chapitre historique sur l'arrivée des portugais. Mais Magellan et ses hommes ne virent d'abord que des huttes abandonnées. Et Lafko fils de Taw lui-même fils de Lafko, et ses proches n'entendirent avec effroi que le grondement des salves d'honneur quand la sortie du détroit fut découverte par les navires éclaireurs.
Plus loin et plus tard, Magellan aperçut quelques êtres cachés derrière des rochers et Lafko vit d'immense « canots » peuples d'hommes blancs. Il n'y eut pas de contact. Les trois navires de Magellan poursuivirent leur route.
Des décennies plus tard, les établissements espagnols s'avéreront un échec total et les Alakalufs verront mourir les colons les uns après les autres, pour ceux qui n'ont pas pu repartir vers le nord. Les quelques Espagnols restant se livrèrent à des massacres à coup de boulet de canon sur les autochtones médusés. Les hommes Blancs des grands vaisseaux qui suivirent soit se livrèrent à des massacres répétés, soit traitèrent ces êtres comme des sous – hommes. Ce qui fait dire à l'auteur : « Quand l'habitude sera prise d'échanger, puis de voler, puis de quémander, puis de mendier, enfin de ne subsister qu'en mendiant, leurs canots devenus des poubelles où tomberont du pont des navires des rebuts hétéroclites, leur destin sera scellé. Il s'en faut encore de trois siècles… »
Ce n'est qu'au milieu du XVIIIe siècle, au temps de Lumières que les premiers contacts pacifiques avec les « sauvages », comme on les appelait alors, eurent lieu. le commodore Sir John Byron, qui vingt ans auparavant à la suite d'un naufrage, n'avait dû sa survie qu'à la bienveillance des autochtones chez lesquels il séjourna des mois avant de pouvoir rejoindre la civilisation, lors d'un second voyage vingt ans plus tard, entend bien qu'on les traite avec humanité et prévient son équipage qu'il entend bien qu'on les respecte un minimum. Il n'a rien oublié du temps où il vécu comme eux…
Il y a aussi l'histoire de Waka rebaptisée Fuégia, cette jeune autochtone qui après avoir été emmenée en Angleterre et y être restée trois ans pour apprendre les « bonnes » manières, revient sur le Beagle avec Darwin à bord et le révérend Watkin qui compte l'épouser une fois la mission installée aux abords du détroit au pied du mont Sarmiento en Terre de Feu. Charles Darwin qui raconte cette histoire nous fait part de sa surprise en observant le comportement étonnant de Waka et plus tard de Watkin qui y laissera la vie tragiquement. Cela se passait en 1834.
Cent ans plus tard, les observateurs notent que les Alakalufs sont en voie de disparition, harcelés par les chasseurs de phoques de l'ile Chiloé, jusqu'au massacre parfois. Puis finalement aveuglés par la « richesse » des camps, certains deviennent esclaves dans les usines de traitement des peaux de phoques. Beaucoup de femmes sont recueillies par les missions chrétiennes chiliennes de Punta Arenas, unique bourgade du détroit, après avoir « servi » aux hommes sur les baleinières. Ce peuple est resté au stade du paléolithique dans ses raisonnements et son entendement, et court à sa perte au contact de la « civilisation ».
L'humiliation pour ce peuple ira jusqu'à en faire une attraction lors de l'exposition universelle de Paris en 1889 : quatre sujets Kaweskars montrés en cage tels des fauves avec présentateur « dompteur ». Un certain Gaston Lemay ne pourra supporter ce spectacle lamentable et y sacrifiera sa vie au nom d'un idéal qui mit longtemps à se manifester. Un chapitre très émouvant illustré par la destinée de la jeune Yerfa que Lemay avait connue en Terre de Feu.
Les maladies apportées par les marins, variole, tuberculose, syphilis, ajouteront leur somme de malheur à ces populations qui plongées dans une détresse inattingible, verront leur population se réduire de façon dramatique dans l'ennui et l'incompréhension ; ce qui fait dire à l'auteur qu'ils se contentaient d'attendre la mort dans les missions et c'était leur seule activité.
Dans un style merveilleux agrémenté de dialogues rendant la lecture vivante et plaisante, Jean Raspail nous montre comment inéluctablement la mission « civilisatrice » de l'homme blanc a anéanti un peuple. Un livre bouleversant.
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Citations et extraits (20) Voir plus Ajouter une citation
L’accueil varie d’un navire à l’autre, mais il est rarement malfaisant. Tout en s’amusant d’eux, on reste compatissant. Pour les passagers des paquebots, une distraction et une bonne action. On reçoit les sauvages à la salle à manger et on leur sert des plats de viande, du pain. On se tord de rire à les voir assis sur des chaises, nus, s’empiffrer avec leurs doigts et préférer à l’eau le vin qu’ils avalent goulûment à la bouteille, mais on est ému à l’idée qu’au moins ils mangent à leur faim, ces malheureux ! Les dames écrasent une larme. La forte odeur de leurs invités rappelle un peu celle du cirque. Cela fait aussi partie du spectacle. Puis on les emmène au salon. Parmi les velours cramoisis, les banquettes capitonnées, au milieu de tous ces passagers élégants, on se dit : « Mon Dieu qu’ils sont laids ! » Quelqu’un se met au piano, car on le sait sur les paquebots de la ligne : « Music sooths the savage breast », ainsi que l’a écrit Shakespeare. À chaque occasion, cela ne rate pas, c’est le clou du numéro, l’un de ces sauvages plonge la tête dans l’instrument pour regarder s’il y a quelqu’un dedans et n’y trouvant personne prend un air si ahuri que cette fois c’est de rire qu’on pleure. Ensuite on les prend par la main et on les fait danser. La farandole avec les sauvages est une des spécialités de la Cunard South America line. Passagers et sauvages mélangés, un tout nu pour un habillé, tout le monde est d’une gaieté folle, mais bien évidemment chacun ignore que les Alakalufs miment la gaieté qu’ils n’expriment jamais de cette façon, et d’ailleurs ils ne sont pas gais. Pourquoi le seraient-ils ? Ce qu’ils éprouvent, nul ne le sait : une pause dans l’écrasant ennui inconscient d’une vie qui a perdu tout sens au contact des étrangers. Mais les passagers, de bonne foi, pensent qu’ils ont apporté un peu de joie dans l’existence de ces malheureux… À la fin, il faut les pousser dehors. Sur le pont on procède au troc. Tabac et alcool sont de fortes monnaies d’échange. Les sauvages n’y résistent pas, jusqu’aux colliers de boutons de leurs femelles qu’ils cèdent pour quatre paquets de tabac alors qu’ils les avaient acquis autrefois contre les peaux de loutre ou de ragondin qui étaient leurs seuls vêtements, ou contre leurs femmes elles-mêmes. On leur fait aussi des cadeaux, « alakaluf, alakaluf », des boîtes de conserve vides, quelques pains, une bouteille. Chacun va fouiller le fond de ses malles. Tandis qu’ils embarquent dans leur canot, vieux pantalons, gilets déchirés, chapeaux défoncés, robes hors d’usage pleuvent sur leurs têtes.
Vient l’instant de la séparation.
Le canot déborde lentement de la haute coque du navire. Chacun se penche à la lisse. Sa taille paraît dérisoire, écrasée par l’hostilité ambiante. On fait silence. On s’aperçoit qu’on a trop ri et qu’on n’aurait pas dû tellement rire. À grands coups d’aviron les sauvages regagnent le pays de la détresse. Des enfants se tiennent au fond du canot, accroupis devant un maigre feu de bois qui fume plus qu’il ne chauffe sous la neige. Les regards ont de la peine à se déprendre. Ceux des Indiens, à ce moment-là, expriment une mélancolie animale insoutenable. Puis le fil invisible se rompt. Cela ne fait aucun bruit, sinon au fond de l’âme de chacun où éclate silencieusement le tumulte que produit la fission du temps.
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Le bonheur est un mot qui n’existe pas dans la langue des Alakalufs, ni aucun vocable similaire. On a faim ou on est rassasié, on est malade ou bien portant, on a chaud ou on a froid, on se serre les uns contre les autres sous la peau de phoque, dans la hutte, et de cette chaleur animale de la chair naît une sorte d’apaisement de l’âme qu’on partage sans l’exprimer. Mais le bonheur ? On rit quelquefois, on chante, mais comme cela ne dure jamais et se paye ensuite chèrement, les Alakalufs ne l’ont pas défini par un mot. En revanche ils en ont cent pour exprimer l’angoisse.
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Le visionnaire méthodique de notre globe rond et achevé, son concepteur illuminé, est un Juif allemand converti de Nuremberg, un rat de bibliothèque fulgurant d’intuition qui s’appelle Martin Behaïm.
(…)
Le poids de la religion chrétienne freine la science encore balbutiante et terrorise les esprits les plus aérés de ce temps, cent ans avant la naissance de Galilée que le tribunal de l’Inquisition condamnera, dix ans avant celle de Copernic qui ne publiera ses théories que quelques jours avant sa mort par crainte des foudres pontificales et de menaces physiques sur sa personne. Mais Behaïm, juif converti, n’est plus juif et pas plus chrétien. Le poids des Écritures ne l’arrête plus. Il ne se connaît pas d’autre loi que la rigueur de son intelligence. Attitude inconcevable et dangereuse. C’est pourquoi il fait preuve d’une prudence immense, protège l’accès de sa maison par un invisible rempart d’épreuves initiatiques à franchir et ne se livre peu à peu et rarement qu’à proportion du degré de conception et de complicité scientifiques qu’il découvre chez eux qu’il a accepté de recevoir.
(…)
Un pinceau fin à la main, Behaïm ajoute lui-même à petites touches précises, sur le premier de tous les globes terrestres qui ait jamais été conçu, la figuration dessinée de renseignements qu’il tient désormais pour certains. Le cap où finit cette terre où nul n’a encore débarqué, il ne lui donne pas de nom mais le trace de telle façon, haché de traits et de ronds évoquant la pluie et la neige, que Magellan ne s’y trompera pas. Puis il pense à la force agressive du courant qui lui a été décrite plusieurs fois, à la violence du flot au pied de ce cap qui ne s’explique véritablement que s’il faisait irruption d’un goulet, d’un détroit, d’un passage communiquant avec une autre masse d’eau libre pesant à l’ouest de tout son formidable poids. Alors il dessine une île, au sud et face au cap. Ce n’est plus tout à fait une vision, comme chez Enrique le Navigateur prophétisant la Terre de Feu, à peine encore une hypothèse. Cette terre, nul ne l’a jamais vue. Nul n’en a soupçonné la présence. On ne lui en a jamais parlé. Le cap, oui. Cette île, non. Mais c’est l’ultime pièce du puzzle et il sait qu’elle doit se placer là, comme un pilier de cathédrale, parce que l’architecture du globe ne peut se concevoir autrement. Il ne l’invente pas. Il lui suffit de fermer les yeux et de se plonger dans ses pensées pour que cette île, justement, saute aux yeux. Puis il calligraphie trente lettres en gothique environnées de traits pointus figurant des vagues écumantes et qui se perdent dans le pointillé de la Terra incognita : PASSAGE VERS LA GRANDE MER DE L’OUEST. Enfin, selon l’admirable romantisme de ce temps qui ne peut se passer d’images naïves, au milieu de queues de baleine surgissant de l’océan déchaîné, de phoques dressés sur des rochers comme des animaux héraldiques, il dessine à l’entrée du détroit un minuscule canot monté par des sauvages nus dont le chef ressemble à Lafko.
(...)
Puis il se recule et juge son œuvre. C’est vraiment l’œuvre de sa vie. Dans le cabinet secret attenant à sa bibliothèque, éclairée par des chandeliers qui en projetant l’ombre sur les murs, trône la sphère fabuleuse, monuentale, représentation interdite de ce monde, le pôle Nord atteignant le plafond et l’équateur cerné d’une galerie où l’on accède par une échelle. Une merveille d’ébénisterie tendue de parchemin sur lequel il n’est pas un détail de la géographie du globe que Behaïm n’ait recoupé plusieurs fois, de la bouche de plusieurs capitaines, avant de l’y faire figurer lui-même à la pointe de son pinceau. Personne n’entre jamais dans cette pièce, à l’exception du maître des lieux et de ceux des plus grands capitaines qu’il juge dignes de la révélation.
(…)
Lorsque Vasco de Gama, après Cam et Dias, dévale les degré de latitude le long de la côte d’Afrique jusqu’au cap de Bonne-Espérance qu’il se décide enfin à doubler pour cingler vers les Moluques en dépit des supplications de son équipage terrifié, il n’y montre que peu de mérite, seulement celui de l’endurance. Il savait. Sa route lui avait été tout entière tracée par Behaïm, à Nuremberg. Lorsque Christophe Colomb, affrontant la révolte de ses marins, leur jure qu’après un nombre de jours donné une terre surgira de l’horizon, cette terre, il l’avait déjà vue, à sa position presque exacte, sur le globe de Nuremberg. Quand enfin elle lui apparaîtra, il en sera soulagé, certes, mais étonné, non pas. Lui aussi savait.
Il n’y a pas eu de grands découvreurs, seulement des marins courageux, avisés. Ou plutôt il n’y en a eu qu’un : Behaïm.
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Les Alakalufs, en ce dernier tiers du XIXe siècle, ne sont pas encore très différents de ceux qu’avait aperçus Magellan. Ils s’enduisent toujours le corps de graisse de phoque qui les protège mieux du froid que les défroques européennes qu’on leur jette et qu’ils n’enfilent que par coquetterie, pour ressembler aux étrangers. De toutes les langues qu’ils entendent, l’anglais et l’espagnol surtout, ils n’ont retenu aucun mot. Toujours fascinés par les miroirs, les boutons, les perles de verre, à présent les allumettes dont ils grattent des boîtes entières, comme des enfants, mais point du tout par la fumée qui sort de la cheminée du bateau, le bruit et les vibrations de la machine, l’éclairage au pétrole, les treuils à vapeur et bien d’autres perfectionnements qu’ils ne comprennent pas davantage que la propulsion à voile, naguère, et qui restent hors de leur entendement. Ce sont des hommes du paléolithique. L’aussière que du pont du navire on leur lance afin qu’ils y amarrent leur canot accomplit dans la seconde même une trajectoire de milliers d’années. De là sans doute l’émotion que finissent toujours par éprouver les voyageurs les plus endurcis.
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Dieu seul sait combien de fois de siècle en siècle la même scène s'est répétée, combien de fois ils ont été sur le point de périr jusqu'au dernier, devant combien de peuples ils ont dû reprendre la route chaque fois qu'ils se croyaient sauvés, des peuples toujours plus nombreux et plus forts, servis par des divinités puissantes, des étrangers qui les méprisaient et ne leur faisaient jamais de quartier parce qu'ils les trouvaient petits et laids, inutiles, moins dignes de vivre qu'un animal. Enfin, Dieu seul sait combien de fois et après combien de massacres s'est élevé de leurs rangs clairsemés le grand chant de lamentation, celui qui ne s'adresse à personne parce qu'il n'existe aucun dieu pour l'entendre, et tisse sous les arceaux des tchelos, de cœur à cœur, un réseau de tristesse et d'angoisse qui est le seul élément familier propre à ce peuple abandonné. "Akwal aswal Yerfalay", le chant du monde...
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Vidéo de Jean Raspail
Petits éloges de l'ailleurs : chroniques, articles et entretiens Jean Raspail Éditions Albin Michel
Recueil d'articles publiés dans la presse au cours des trois dernières décennies, consacrés à des sujets de société, à certains aspects de la langue française, au voyage, à l'histoire ou à des écrivains, parmi lesquels Jacques Perret, Jean Cau, Michel Mohrt et Sylvain Tesson. L'ouvrage offre un tour d'horizon des univers multiples dont s'est nourri le romancier. ©Electre
https://www.laprocure.com/product/325795/raspail-jean-petits-eloges-de-l-ailleurs-chroniques-articles-et-entretiens 9782226470478
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