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EAN : 9782221002322
268 pages
Robert Laffont (01/03/1979)
3.85/5   10 notes
Résumé :
Le Monde, sous la signature de Nicole Zand, consacra il y a quelques mois une page entière à Valentin Raspoutine et à trois autres écrivains soviétiques " de l'intérieur ", pour s'insurger contre le fait que, seule, la littérature russe " de l'extérieur ", celle des exilés essentiellement, reflétait la vérité sur la réalité soviétique : « Elle seule serait digne d'attention. Elle seule mériterait l'appellation de littérature. » Nicole Zand poursuivait : « Les choses... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Nouvelle rencontre avec cet écrivain sibérien disparu récemment, et nouvel émerveillement quant à la profondeur de ce qu'il exprime. Des choses simples, toutes simples, des choses vues, des choses vécues, le petit bout de la lorgnette mais qui, habilement mises en perspectives les unes avec les autres, confinent à la philosophie et au sens de la vie.

Ce qui nous occupe ici, c'est l'évacuation d'un tout petit village insulaire sibérien sur le fleuve Angara (issu du lac Baïkal) en vue de la construction prochaine d'un barrage hydroélectrique. On est ici très proche de l'autobiographie sociale puisque Valentin Raspoutine est lui-même né dans un village qui fut submergé par les eaux de rétention d'un tel barrage.

Il décrit avec une acuité, une justesse, une finesse, une précision admirables tout ce qui se joue pour les habitants. Il sait à merveille montrer les lignes de fractures qui existaient à cette époque (années 1970) entre le passage d'un monde rural traditionnel à un monde " moderne " industrialisé.

Il sait magnifiquement montrer la différence de perception entre les différentes générations à propos d'un même événement. Les jeunes qui le considèrent comme un progrès, les adultes entre deux âges comme un mal nécessaire et les personnes âgées comme une catastrophe. Et c'est plutôt sur ces dernières qu'il s'attarde dans L'Adieu À L'Île.

Il montre combien l'abandon de la maison dans laquelle on est né, où l'on a tout vécu et dans laquelle on a tous ses souvenirs, bons ou mauvais, est perçu comme un traumatisme. En lisant ce livre, je n'ai pu m'empêcher de penser à ces milliers de réfugiés, déracinés, déplantés et pour lesquels on ne sait pas si une quelconque greffe va prendre.

Mais ceci ne concerne pas les anciens : si c'est pour tout perdre, ma maison, mon quotidien, mes souvenirs, autant mourir maintenant, en même temps que ma maison. Ma vie c'est ici qu'elle est ; qu'est-ce que je vais reconstruire là-bas à quatre-vingts et quelques années ? Autant en finir tout de suite puisque c'est ma mort que vous voulez. Ainsi se résume, en substance, l'impression des anciens du village de Matéra, une île fluviale vouée à la disparition programmée sitôt passée la date buttoir.

Les vieux savent exactement et pertinemment ce qu'ils vont perdre. Ils sont les vrais baromètres de l'évolution sociétale. Ils ont connu les deux et ont fait leur choix. La vie d'avant était dure, c'est un fait, mais c'était la vie. Elle avait un caractère immuable et paisible. On ne courait pas, on reproduisait un mode de vie ancestral, basé sur l'humain, qui avait assuré la pérennité de la famille depuis des temps immémoriaux. Qu'en sera-t-il du nouveau mode de vie basé sur de la machine ?

Maintenant, on appuie sur des boutons, on court dans des magasins, on n'est plus à l'écoute de la nature. La vie semble plus facile, certes, mais est-ce encore la vie ? semblent se demander les petites vieilles, au premier rang desquelles on suit principalement le destin de Daria, une force de la nature qui puisait sa force de son substrat et qui, déracinée, n'en aura sans doute plus pour longtemps.

Bref, encore un roman profond est fort, loin de tous les clichés que l'on peut véhiculer sur la Russie de l'époque soviétique. Une vraie leçon de vie signée Valentin Raspoutine et tout à fait du niveau de de L'Argent Pour Maria qui m'avait déjà enthousiasmé. Mais bien entendu, ce n'est que mon avis, un tout petit avis susceptible de se faire submerger par les eaux, autant dire, pas grand-chose.
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"D'être sans noyau c'est un progrès pour la prune, mais du point de vue de ceux qui la mangent.”
(Paul-Jean Toulet, "Les Trois Impostures")

"Pas loin de Nijni Novgorod se trouve le lac Svetloyar. En son milieu était autrefois une île, et sur cette île une merveilleuse ville nommée Kitej. Les hordes tatares qui ravageaient en ces temps la Russie ont approché le lac, mais le temps d'atteindre l'île, les eaux ont monté et Kitej a disparu sous leur surface. Epargnée de toute violence, elle s'y trouve préservée pour toujours. C'est un lieu magique. L'Atlantide russe..."
... voilà ce que nous racontait jadis en colo soviétique le sculptural Léonide B. Ses histoires étaient comme ses pectoraux - inoubliables, et tout cela m'est revenu en mémoire en lisant le court roman de Raspoutine. Car cette légende aurait très bien pu inspirer "L'adieu à l'île". Ou peut-être pas ; quoi qu'il en soit, les deux récits contiennent une considérable dose de magie.

Nous ne sommes pas au moyen-âge, mais au 20ème siècle. Non pas en Europe, mais en Sibérie, où on mesure le temps qui passe seulement au changement des saisons, et où la datation "années 60" reste toute relative. le village de Matera se trouve sur une île quelque part au milieu de la rivière Angara. A cause de la construction du barrage de Bratsk, l'île sera bientôt submergée, et ses habitants doivent être relogés dans des appartements en ville.
C'est ici que commence le drame de Raspoutine.

Le livre aborde un tas de thématiques différentes, et il est difficile de choisir la plus importante. Est-ce l'écologie, et le sacrifice d'un beau milieu naturel pour le remplacer par un monstre hydroélectrique à l'occasion du 50ème jubilé de l'Octobre Rouge ? le conflit des jeunes et des anciens ? le changement des valeurs, de la façon d'exister ? Les "pour" et les "contre" qui accompagnent inévitablement ce qu'on appelle communément le "progrès" ?
Tandis que les gens du pays, babouchki et diedouchki, refusent de quitter l'endroit où ils sont nés et les immeubles en béton les terrorisent, pour la jeune génération la ville représente un nouveau départ. Raspoutine ajoute à ce conflit générationnel quelques questions sur le sens de la vie, sur l'amour de la patrie et du foyer, il n'a pas peur d'aborder les problèmes existentiels, il n'a peur de rien.

La principale héroïne raspoutinesque est souvent une mémé à moitié analphabète, qui ne regarde pas la télé et qui ne possède même pas une radio. Elle s'active du matin au soir dans le champ, s'occupe de sa famille et son seul souci est de subsister d'un jour à l'autre. Dans "L'Adieu à l'île", tout cela est incarné par Daria Pinigine. Tandis que son petit fils se réjouit de la fin des corvées dans le champ de patates, Daria blanchit soigneusement l'intérieur de sa maison.
Le jour de l'ouverture du barrage, elle reste chez elle avec ses amies de toujours ; personne ne pourrait les éloigner de leur île natale.
Ce même jour, son fils Pavel cherche en vain Matera et sa mère, tout a disparu...
On a envie de se rappeler la légende de Kitej, et croire que quelque part sous la surface, Daria va se réveiller, saluer les autres babouchki, et mettre le samovar en marche. Cachées du monde du progrès, elles resteront gardiennes de l'âme russe et du passé à jamais.

Raspoutine ne prend pas position contre le progrès, il comprend très bien que les insignifiants habitants d'un bled sibérien doivent faire place au bonheur de la nation assoiffée d'énergie électrique. Mais Daria Pinigine voit comment le progrès a changé l'homme. Que de serviteurs, les machines deviennent peu à peu nos maîtres. le livre n'est pas un avertissement SF dans le style d'Orwell, Huxley ou Čapek, et il ne va pas vous révolter ; il propose seulement un peu de matière à réfléchir, et une belle dose de mélancolie.
4/5, car j'ai une légère préférence pour "Vis et n'oublie pas", mais j'aime bien les histoires de Raspoutine et l'idée que lui aussi, selon la légende de Svetloyar, continue à écrire quelque part dans un pays de l'autre côté du miroir.
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L'Adieu à l'île (1976)
Valentin Raspoutine (1937-2015)

J'éprouve une tendresse particulière pour ce livre, c'est un hymne à la nature, un cri profond, déchirant comme l'arbre dans la vallée poussant son dernier cri avant de rompre sous les mâchoires de la machine qui vient l'ensevelir, car Valentin Raspoutine a vu de son vivant la délocalisation de son village natal à la suite de la construction d'un barrage. Sa conscience s'éveille quand il voit deux mondes, un ancien respectueux de la tradition, le nouveau qui passe les cimetières au bulldozer..

Il me semble qu'on ne devrait jamais délocaliser un village dès lors qu'il y a un cimetière, car c'est sacré, c'est le repos éternel, on n'a pas le droit de toucher à ça. Même les visages pâles contournaient les cimetières indiens..

A la sortie du village sibérien, à l'est vers Irkoutsk, où est né Valentin, qui a été englouti dans les années 60 du temps de l'ère soviétique, c'était la taïga, il ramassait des champignons, cueillait des baies ; il y avait cette large rivière Angara où étant jeune, il se dépêchait d'aller pêcher avec sa canne à pêche dès qu'il le pouvait..

Il est né juste avant la guerre, aussi Staline n'a pas eu le temps de lui trouver quelque chose en responsabilité pour reprendre le mot de notre cher Castex. Mais notre ami Valentin n'était pas un belliqueux, c'était un brave homme qui avait juste le tort sans doute d'aimer son pays où il vécut pratiquement toute sa vie. Comme il était doué pour l'écriture et pour les études, déjà il fut sélectionné pour aller étudier dans une bonne école à 50 kms de là. Plus tard donc, il se fit repéré et devint écrivain soviétique, et au sortir de l'ère bolchevique, fait notable, il se fit baptiser par un prêtre orthodoxe ..

Néanmoins dans ses écrits, nouvelles, romans, sa plume est acérée et allègre, son seul moyen de combattre, de crier sa révolte. Valentin raconte donc dans l'Adieu à l'île comment il s'est senti à la fois réfractaire et impuissant face à ces bureaucrates de la ville qui décidèrent d'engloutir son village pour construire un barrage hydro-électrique.

J'ai lu quelque part quand il fut question d'hommage à cet écrivain disparu, qu'il était injuste de ne voir à travers les écrivains russes contemporains que des écrivains de l'extérieur et non des écrivains de l'intérieur, et que donc il y avait Valentin Raspoutine. Franchement, je ne sais pas s'il fallait juger Valentin comme un écrivain soviétique pour boire de l'eau soviétique, ou comme tout simplement un écrivain de talent qui dépassait largement ces limites partisanes ..

Valentin Raspoutine ne laisse rien dans sa vie qui nous permit de penser à autre chose que de bons penchants, et quand l'artiste s'y mêle c'est à considérer avec une hauteur indépassable
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Валентин Григорьевич Распутин. Macha Publishing, maison d'édition qui se consacre à la littérature russe, et qui publie entre autres noms Dina Rubina, vient de lancer une collection intitulée le siècle rouge de la littérature rouge. Cette nouvelle gamme contiendra comme son nom le laisse deviner des auteurs soviétiques entre 1921 et 1991. Premier auteur qui inaugure cette collection, Valentin Raspoutine, auteur qui a grandi et vécu une grande partie de sa vie dans l'est de sa Sibérie natale, dans la région d'Irkoutsk, est mort il y a peu, en 2015. Si on l'en croit le Wikipédia russe, il est l'un des représentants de ce qu'on appelle la « prose villageoise ». Il est l'auteur de nombreux romans tels que Vis et n'oublie pas, traduit pour la première fois en 1974, et Matouchka, traduit en 1977.

Lorsque j'ai lu la biographie de Valentin Raspoutine, je me suis rendue compte à quel point ce roman, paru le 27 avril dernier, entrait en résonance avec celle-ci : le village dans lequel il est né, Atalanka, a également subi les inondations du réservoir de Bratsk en 1960, mais à la différence de l'île du roman, celui-ci a été relocalisé ! Il y a tout de même bien qu'en URSS qu'on délocalisait, relocalisait, les villages à convenance ! En revanche, ensevelir un village sous l'eau d'un barrage est une chose qui me semble davantage commune – au détour d'une recherche, j'ai découvert que 44 vallées ont été englouties sous les eaux du lac en France au XXe siècle – même si cela reste tout de même un phénomène étonnement irréel d'exproprier des gens et rayer un village de la surface des plaines sibériennes, comme s'il n'avait jamais existé.

C'est là le point central, le système nerveux du roman : comment accepter que « son » village, son île, disparaisse définitivement ? Il y a d'un côté ceux qui ont toujours vécu là, les piliers du village, les anciens, qui pensaient disparaître avant que les murs de leur isba s'écroulent. Il y a les générations suivantes, qui ont fini par quitter l'île pour trouver du travail et faire leur vie ailleurs. Et il y a ceux qui se trouvent au mauvais endroit, au mauvais moment : ceux qui viennent démanteler peu à peu le village jusqu'à la mort ultime.

Le style de Valentin Raspoutine est tellement simple, limpide, mais élégant qu'on tourne les pages sans s'en rendre compte. Il y a cet amour du territoire qui transparaît, cet attachement insoluble qu'ont les trois vieilles femmes sur lesquelles s'ouvre le récit, qui sont l'identité du village, qui portent sa mémoire. Si l'île avait eu une âme, ce sont elles qui l'auraient incarnée. Chacune d'entre elle vit mal leur exil imposé en ville, c'est une séparation à leurs terres natales qu'elles n'acceptent qu'à contrecoeur. C'est un renoncement à la vie. Deux visions de vie s'opposent donc : celle traditionaliste de ces femmes à qui on enlève la seule chose qui leur restait, une fin de vie paisible dans leur maison, dans leur paysage, à côté des leurs, leurs voisins et surtout leurs parents enterrés à proximité. de l'autre, il y a les enfants, époux/ses des enfants, petits-enfants, qui sont partis et se sont adaptés à la vie citadine, une vie ou l'on ne passe plus sa vie à un seul endroit. Daria l'une des trois aïeules et Pavel son fils incarnent ces visions opposées, et ce sont des conversations qui les mènent finalement à débattre sur la nature et la place de l'homme.

Ce récit est pourvu d'un charme simple, mélancolique, nostalgique, mais enivrant : de l'expérience de ces derniers mois et jours des habitants de Matera, leur dernière fenaison, les dernières récoltes, est touchant tout comme ces trois veilles dames qui voient leur monde disparaître totalement sous les besoins essentiels que la modernité exige. C'est une modernité blasphématoire qui apparaît, une Russie actuelle, terriblement coupée de son passé et ses racines, même le plus sacré n'est plus respecté, l'une des scènes terribles de ce roman réside dans le passage ou les habitants comprennent que leur cimeterre et les tombes des leurs vont être submergés. Les morts sont profanés, la modernité touche au sacré, l'irrespect et l'oubli des siens : submerger un village, c'est après tout tirer un trait sur un pan de son histoire. D'autant que les maisons sont brûlées, dernière étape de cette profanation, avant l'inondation, comme pour réinventer une autre Russie, grande, forte citadine, unie, démontrer une volonté farouche de rayer de la mémoire ces petits villages qui n'ont d'intérêt que pour eux-mêmes.

Le roman a été mis en scène par différentes compagnies théâtrales de Moscou et d'Irkoutsk, il a également été adapté au cinéma. À défaut de pouvoir assister à l'une des représentations, c'est un auteur dont j'aimerais approfondir davantage ma découverte de l'oeuvre – si tant est que d'autres titres soient disponibles en français ou en seconde main dans d'anciennes éditions qui sont épuisées. Je suis également très impatiente de découvrir les autres titres que Macha Publishing nous réserve, car ce premier titre tient toutes ses promesses d'autant que la mise en page est particulièrement soignée et agréable notamment grâce à cette couverture élégante et texturée.
Lien : https://tempsdelectureblog.w..
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Que restera-t-il de la mémoire de ses habitants lorsqu'une île disparaît sous l'eau d'un barrage ?
Que deviendront les sépultures des ancêtres ? Et comment vivre ailleurs alors qu'on a toujours vécu ici ?
Ce roman écrit dans les années 60 se déroule en Russie ou l'île de Matéra va être engloutit. C'est la fin. Tout le monde ou presque a déserté avant que le village soit brûlé, rasé, rayé de la carte. Il ne reste que les petites vieilles qui font le point sur la vie, le temps qui passe et la mémoire. Un monde qui vit son crépuscule alors que d'autres, plus jeunes, aspirent au soleil de midi.
C'est un très beau roman. Un roman introspectif qui donne à réfléchir sur le sens que l'on apporte à sa vie. La littérature russe m'a toujours impressionnée par son réalisme et la poésie qui s'en dégage.
L'adieu à l'île est un livre miroir ou chaque lecteur s'y contemple.
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Citations et extraits (52) Voir plus Ajouter une citation
Ne me contredis pas, Andréouchka. J'ai vu peu de choses, mais j'ai beaucoup vécu. Ce que j'ai vu, je l'ai regardé longtemps, non pas en passant, comme toi. Tant que Matéra existait, je n'avais pas à courir ailleurs. J'ai connu bien des gens, et ils sont petits. Quelle que soit leur situation, ils sont petits. Ils sont à plaindre. Toi, tu n'es pas à plaindre, parce que tu es jeune. Tu sens ta force, tu penses que tu es puissant, que tu peux tout. Non, mon gars, je ne connais pas encore d'homme qui ne soit pas à plaindre. Même s'il possédait la sagesse de Salomon. De loin on dirait, tiens, celui-là n'a peur de rien, il aurait raison du diable lui-même. Mais regarde de plus près : il est pareil aux autres. Tu veux sauter par-dessus ta tête. Andréouchka, n'essaie pas. Personne encore n'a pu le faire. Tu te meurtriras, tu resteras planté là, sans savoir où aller. À peine auras-tu réussi à t'en sortir que la mort sera là, et elle ne te ratera pas. Les hommes ont oublié la place que Dieu leur a donné. Je te le dis. Nous ne valons pas mieux que ceux qui ont vécu avant nous. Il ne sert à rien de trop vouloir en faire. Mets sur un chariot plus qu'une jument ne peut en tirer, ça ne te conduira nulle part. Dieu, lui, n'a pas oublié notre place. Il voit que l'homme est devenu orgueilleux, très orgueilleux, et l'orgueil le rend pire. Cet imbécile qui scie la branche qui le soutient, il est très fier de lui, lui aussi ; et il tombe lourdement et se fait éclater la rate ; et c'est contre la terre qu'il se la brise, pas contre le ciel. Rien ne disparaît de la terre. À quoi bon parler ? La force qui vous est donnée aujourd'hui, oh ! oui, elle est grande. Et d'ici à Matéra, on la voit. Mais prenez garde que cette force ne vienne pas vous abattre, vous aussi. Elle est tellement grande, et vous, vous êtes aussi petits qu'avant.

Chapitre 12.
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L'homme naît, vit et, quand il est fatigué de vivre, comme elle maintenant, ou même quand il ne l'est pas, il se retourne forcément sur son passé. Combien y en avait-il eu avant elle ? Combien y en aurait-il après ? […] Qui sait la vérité au sujet de l'homme : pourquoi vit-il ? Pour la vie elle-même ? Pour les enfants ? Pour que les enfants laissent eux aussi des enfants et que les enfants des enfants en laissent à leur tour ? Ou pourquoi d'autre ? Ce mouvement sera-t-il éternel ? Et si c'est pour les enfants, pour cette ronde sans fin, pour ce défilé ininterrompu, pourquoi venir sur ces tombes ? L'armée entière de Matéra est là, couchée, qui se tait, des centaines de gens qui ont donné tout ce qu'ils avaient au village, à Daria et à d'autres comme elle ; et qu'en reste-t-il. Que ressent l'homme pour qui tant de générations ont vécu ? Rien du tout. Il ne comprend rien. Il se conduit comme si la vie commençait avec lui et, avec lui aussi, finissait pour toujours. Vous, les morts, racontez : avez-vous appris la vérité, là où vous êtes ? Pourquoi avez-vous vécu ? Ici, nous avons peur de la connaître, cette vérité, et puis on n'en a pas le temps. Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce qu'on appelle la vie, et qui en a besoin ? Sert-elle ou non à quelque chose ? Est-ce que nos enfants, à qui nous avons donné le jour, plus tard las et pensifs, commenceront à se demander pourquoi nous les avons mis au monde ?…

Chapitre 18.
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— Tu n'auras aucun souci — disait Daria à Nastasia, sans qu'il soit possible de distinguer si elle ironisait ou si elle cherchait à la tranquilliser. Je suis allée en visite chez ma fille, à la ville. Merveilleux ! Là-bas, t'as tout sous la main, et l'Angara et la forêt, et le bain-cabinet d'aisance. SI tu en as envie, tu peux rester toute une année sans mettre le nez dehors. Le robinet est comme ça, tiens ! comme celui du samovar… tu tournes et l'eau coule, froide dans l'un, chaude dans l'autre. Pour le fourneau, pas de bois à acheter, c'est encore un robinet qui fait tout : tu appuies dessus et la chaleur arrive pour préparer la soupe et les pommes vapeur. Que te faut-il de mieux ? Toutes les commodités pour la maîtresse de maison. Quant au pain, tu ne le cuis pas dans ton four, tu l'achètes. Moi, j'en avais pas l'habitude, j'avais jamais vu ça, finalement, et j'en poussais des oh ! des ah ! devant les robinets, et ma fille et mon gendre se moquaient de mon étonnement. Mais ce qui m'a surprise encore plus, c'est que les toilettes sont toutes seules dans un petit cagibis, à côté de la cuisine. Tu t'assoies là quand ça te prend, tu te tortures pour que, de la table, on n'entende rien. Et les bains ! Appeler ça des bains, c'est de la rigolade : à peine de quoi rincer un nourrisson. pourtant ils trouvent le moyen d'y faire glouglou et d'en sortir mouillés. Voilà, Nastasia ; toi aussi tu pourras te prélasser comme une princesse, puisque tout te sera livré et que tu l'auras à portée de main, sans même avoir à lever le bras. Et puis, il y a aussi ce fichu… comment c'est, déjà ?… téléphone, oui ; ça te fait " drin, drin ", et toi tu lui fais " blablabla ", et quand t'as plus rien à lui dire, il se recouche.
— Oh ! ne m'empoisonne pas ainsi l'âme, — répondait Nastasia, glacée d'effroi, en se pressant la poitrine de ses mains sèches et en fermant les yeux. — Au bout d'une semaine, je serai morte d'ennui. Au milieu d'étrangers !…

Chapitre 2.
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On traînait tout, socles, bordures, croix, vers un seul et même bûcher. Un homme, massif comme un ours, vêtu d'une veste et d'un pantalon de grosse toile verte, marchait à travers les tombes, portant une brassée d'épitaphes, quand Daria surgit et, rassemblant ses dernières forces, lui frappa le bras d'un bâton qu'elle avait ramassé au passage. Le coup n'était pas assez fort pour faire mal mais l'homme, surpris, laissa tomber son fardeau et resta bouche bée.
— Ben quoi ? Ben quoi, grand-mère ?
— Quoi ? Fiche le camp d'ici, soldat du démon ! — cria Daria, le souffle coupé par la peur et la colère, en levant de nouveau son bâton.
L'homme fit un bond en arrière.
— Allons, allons, grand-mère ! Tu, tu… Laisse tes mains où elles sont. Sinon, je te les arrache. Tu… vous… — il dévisageait les petites vieilles de ses grands yeux gris. — Mais d'où sortez-vous ? Des tombes… ou quoi ?
— Je crois t'avoir dit de ficher le camp, non ? — dit Daria, marchant sur l'homme.
Il recula, abasourdi par la terrible petite vieille qui semblait prête à tout.
— Disparais d'ici tout de suite, avec ton âme impure ! Saccager des tombes ! hurlait Daria. C'est pas toi qui les as enterré ici, hein ? C'est pas ton père, ta mère, qui sont couchés là. C'est pas tes enfants ! T'es pas un homme ! Quel humain aurait ce courage ?
Elle jeta un regard aux croix et aux socles entassés pêle-mêle et cria écœurée :
— Oh ! Seigneur, foudroie-le sur place ! N'aie pas de pitié, non, pas de pitié ! — Et elle se jeta de nouveau sur l'homme. — Tu vas pas t'en tirer comme ça. Tu vas en répondre. Devant le monde entier, tu vas en répondre !
— Lâche-moi donc, grand-mère ! éclata le bonhomme. Bon, j'en répondrai, et puis ? J'ai des ordres, j'obéis. Qu'est-ce que j'en ai à faire, moi, de vos morts ?
— Quels ordres ? Qui te les a donnés ? — intervint Sima, surgissant sur le côté, sans lâcher la main de Kolka.
Le gamin sanglotait, la tirait en arrière, pour l'éloigner de cet " oncle " si costaud et rouge de colère. Sima, se laissant faire, reculait sans cesser de crier :
— Pour vous, n'y a plus rien de sacré sur terre. Monstres !

Chapitre 3.
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Pas moyen d'y échapper. Cela ne dépendait ni de lui ni de personne. Il le faut, donc il le faut ; mais, de ce " il le faut ", il ne comprenait que la moitié. Il savait qu'il fallait quitter Matéra, que la centrale hydro-électrique qu'on construisait était nécessaire ; mais il ne comprenait pas pourquoi il fallait déménager dans ce nouveau village, large et beau, avec des maisons bien rangées l'une à côté de l'autre, des avenues bien parallèles, et construit avec si peu de bon sens et d'humanité que les bras vous en tombaient. Quand ils se réunissaient pour discuter le pourquoi de la chose, les moujiks essayaient de deviner par quel mystère il avait fallu transporter le village à cinq verstes du bord de la mer, alors que celle-ci déborderait jusque-là, et le construire dans l'argile et la pierre, sur la pente nord du coteau. Le mot de l'énigme ne leur venait pas à l'esprit. On aurait dit que, comme dans les contes de l'ancien temps, quelqu'un avait par hasard tiré une flèche et que, là où le vent l'avait fait tomber, on s'était précipité. L'explication était simple : ce n'était par pour soi qu'on construisait, alors on allait au plus facile, sans se demander le moins du monde si la vie y serait confortable. On avait cru, quand il avait été question de fixer l'endroit, qu'un homme à eux siégerait dans la commission et défendrait les intérêts des habitants — le directeur du sovkhoze par exemple — mais " l'homme à eux " était venu d'ailleurs et y était retourné illico, sans laisser de trace, après avoir apposé sa signature " pour accord ". Il l'aurait d'ailleurs apposée de la même façon pour un village construit sous la terre.

Chapitre 9.
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