« Les épis mûrs » repose à l'ombre des « Deux Etendards » et ce n'est certainement pas faute de mériter la lumière : car ce sont des épis d'or qui s'offrent au lecteur. Certes, par son sujet (la courte vie d'un musicien de génie fauché à dix-neuf ans lors de la Grande guerre) et par sa moindre épaisseur, ce roman publié en 1954 n'a ni l'ambition ni la puissance de son aîné. C'est qu'il ne bataille pas dans le même registre : «
Les Deux Etendards », à l'ambition nietzschéenne, pose la question de la relation de l'homme à Dieu après « la mort de Dieu », et puise son énergie, son matériau, dans ce feu central qu'est l'Amour (l'Eros, non l'Agapé) ; « Les épis mûrs », quant à lui, décrit la difficile émergence
du génie humain hors du limon de l'Histoire, ce fleuve qu'est l'Humanité courant à sa perte. Un registre plus hégelien, donc – bien qu'a priori opposé à Hegel (à quand une étude comparée de ces deux oeuvres dans leur relation avec la philosophie de Hegel, de
Schopenhauer et de Nietzche ? Voilà un travail universitaire que je me réjouirais de lire : je suis certaine qu'on y parlerait de
George Bataille). le livre relate l'itinéraire de Pierre, musicien précoce dont les dons et le désir sont d'abord étouffés par l'ambition petite-bourgeoise de sa famille, puis décelés et encouragés par quelques vieux sages (l'organiste Klingelhofer puis
Gabriel Fauré) avant d'être anéantis par la logique (sic) de la modernité : Pierre, comme des millions de ses semblables, n'est que chair à canon. Au-delà de la fable (le Progrès est un ogre) ce sont la beauté de la langue et l'amour de la musique qui dominent : est convoqué dans un style classique non dénué de modernité (
Rebatet sait mêler imparfait du subjonctif et langage vulgaire) un panthéon de compositeurs qui préfigure son « Histoire de la musique ». J'ai refermé ce livre en désirant écouter la musique de ce panthéon, faute de pouvoir écouter celle de Pierre, et en désirant lire et relire
Rebatet – publiera-t-on un jour l'inédit « Margot l'enragée » ?
©Cendre-Bleue