De quelque façon qu’on l’analyse (la sociologie, la politique et même l’économie ont dit ici leur mot), il semble que le jazz ait toujours voulu être plus ou autre chose que lui-même. En témoignent sa rapidité à exploiter le possible de ses ressources particulières, son besoin impatient d’en repousser les limites et de les abolir. Peut-être faut-il y voir encore le résultat d’une intensification générale des rapports propre au monde moderne, et telle, qu’ayant pu par une convergence d’appoints hétéroclites vite brassés, vite assimilés, déterminer la naissance de cette musique, elle aura de même, par sursaturation de ses capacités d’absorber, compromis son équilibre, entraîné sa dislocation. Ainsi le jazz s’exposait-il à succomber à la violence, en même temps réaction de défense et symptôme d’un épuisement. On pourrait ironiser sur le regain d’attrait qu’il exerce, n’existant pour ainsi dire plus qu’à l’état d’écho ou réitération de ses fastes anciens, si l’essentiel de ce qu’a dégagé son histoire – le swing – n’assurait sa capacité de rester présent, tant par le corpus achevé mais préservé de ses œuvres, que par celles qui maintenant se situent comme rétroactivement dans leur mouvance, là où le swing déjà transcendait les catégories du temporel ; et si la fin des arts affectait ce qu’elles ont à jamais concentré de signification humaine.
[À propos de Benny Carter] Bien que d’autres l’aient précédée, je mentionnerai, comme symbole des étapes franchies dans cette conquête de l’espace, un New street swing gravé le 24 mars 1937 en Hollande avec l’orchestre local des Ramblers. Les pièces enregistrées à Paris, en avril et en août de la même année (publiées sous son nom ou celui de Coleman Hawkins) permettent d’apprécier les véritables dimensions de la patinoire. Rien n’empêche d’imaginer qu’elles aient pu rendre rêveur Einstein. La théorie de la relativité s’y trouve musicalement confirmée, améliorée peut-être : l’espace-temps n’y dépend plus de ses dimensions ni du rôle de la vitesse, et le rythme y joue à sa manière celui de la gravité. L’art de Carter se trouve donc en corrélation très étroite avec la question du swing, qui n’est de nature métaphysique que dans la mesure où la physique s’interdit par déontologie de la poser.
Sidney Bechet a joué avec le feu. Aussi est-il devenu comme un symbole pour ceux qui, dans le jazz, ont perçu l’effet d’un principe diabolique. On raconte que même Hugues Panassié, d’ailleurs expert en exorcismes (et qui de toute évidence l’admirait), s’était toujours défié de Bechet dont les deux chalumeaux – le saxophone-soprano et la clarinette – sont du dangereux type oxhydrique. A ce « mélange d’hydrogène et d’oxygène dont la combustion dégage une chaleur considérable », de fait il n’ajoute pas qu’une dose de phosphore qui le rend tout à fait incendiaire et déflagrant : on y détecte aussi des traces importantes de soufre. L’éclat fantastique de sa flamme n’arrive pas à cacher on ne sait quelle ténébreuse chimie de son aliment.
Dans la vie de quelques grands artistes, et dans celle des plus grands, on croit déceler l’action d’une fatalité draconienne : ils n’ont pas pu faire autrement. Ou bien ils l’imaginent mais ça revient au même : il y a eu quelque part promulgation d’une règle qui ne vaut que pour eux, dont ils sont le seul ressort et l’unique autorité de justice. Or en plus de sa contradiction organique avec la Loi, cette règle sans autre caution que la violence de son arbitraire engendre du trouble et des combats. D’autres cependant donnent l’impression d’avoir eu le loisir de débattre, et puis de peser leur choix, qui va d’ailleurs les engager autant sinon même davantage, puisqu’on les voit s’y tenir ainsi parfois plus de cinquante ans, sans trace de soubresaut ni d’entêtement dans une routine. Plutôt par une sorte d’inflexible et tendre courtoisie envers leur décision. Il en reste néanmoins comme un effet de distance dû à cette première latitude : l’ombre de l’idée qu’on pourrait encore et toujours se résoudre à « faire autrement », mais au prix d’une trahison bien sûr énergiquement refusée. C’est là une vue à la fois réaliste et chevaleresque de l’art, s’opposant aux décrets du sort et à la surenchère lyrique. On ne s’étonne pas alors du goût de Freeman pour la littérature et les auteurs français, qui apporte quelques adoucissements aux rigueurs de son anglomanie ; on l’imagine assis dans le bus à côté de Fargue, ou de Ponge, ou de Larbaud, donc, en 1928, lors de son premier passage à Paris. Et l’on découvre d’autres sens au titre de son livre autobiographique : You don’t look like a musician.
De cabaret en festival, de concert en studio, on les voit s’avancer tête basse vers des bahuts imprévisibles, ces éternels célibataires qui toujours ignoreront la complicité amoureuse du batteur et de son harem de caisses, ou du contrebassiste exemplairement monogame avec sa monumentale et profonde moitié. Voués aux amours de rencontre, aux étreintes sans lendemain avec des partenaires qui trop souvent les déçoivent ou les mystifient, il leur faut pour survivre aimer l’amour lui-même, préserver dans leur cœur certaine très haute imperturbable idée de piano.
Jacques Réda
Quel avenir pour la cavalerie ?
Rencontre animée par Alexandre Prieux
La poésie serait-elle une guerre ? le vers, le corps d'élite de la langue ? En retraçant l'histoire de notre prosodie, Jacques Réda dévoile les processus de transformation du français, aussi inéluctables que ceux de la physique. Où les poètes sont les exécutants plus ou moins conscients d'un mouvement naturel. du Roman d'Alexandre à Armen Lubin, en passant par Delille, Hugo, Rimbaud, Claudel, Apollinaire, Cendrars et Dadelsen, Jacques Réda promène son oeil expert sur des oeuvres emblématiques, et parfois méconnues, de notre littérature. Inspirée et alerte, sa plume sait malaxer comme nulle autre la glaise des poèmes pour y dénicher les filons les plus précieux. À la fois leçon de lecture et d'écriture, et essai aux résonances métaphysiques, Quel avenir pour la cavalerie ? constitue la « Lettre à un jeune poète » de Jacques Réda, et le sommet de sa réflexion poétique.
À lire – Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie ? – Une histoire naturelle du vers français, Buchet/Chastel, 2019.
Le jeudi 28 novembre 2019 à 19h
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