Orphée. Eurydice. Hermès.
Extrait 3
Et c'est de là qu'ils sont arrivés.
En tête l'homme svelte en manteau bleu,
muet, qui semblait s'impatienter au devant.
Son pas dévorait le chemin sans mâcher ;
ses mains pendaient lourdement
et, jointes, hors du tombé du tissu plissé,
elles ne savaient plus rien de la lyre légère,
qui s'enracinait dans la main gauche
comme un rosier grimpant dans la branche d'olivier.
Et ses sens semblaient dédoublés :
sa vue courait vers l'avant comme un chien,
retournait, repartant toujours plus loin
pour attendre posté au prochain virage —
son ouïe se retirait comme une odeur.
Parfois il paraissait y avoir une incidence
sur la marche des deux autres,
qui devaient poursuivre toute cette montée.
Et puis revenait l'écho de son ascension
vent du manteau en arrière.
Mais il s'est dit qu'ils arriveraient quand même ;
se l'est dit à haute voix quand il s'entendit se taire.
Ils arrivaient certes, mais tout deux dans
un silence glaçant. S'il avait pu
se retourner (si ce regard en arrière
n'avait pas signifié la décomposition de toute
l'œuvre accomplie) il aurait dû apercevoir
ces deux tranquilles le suivre en silence :
le dieu de la marche et du message à distance,
son casque de voyageur sur des yeux clairs
précédé du bâton filiforme
ailes battantes aux chevilles ;
et sur sa gauche : elle.
…
/Trad. Patrick Beurard-Valdoye
Orphée. Eurydice. Hermès.
Extrait 6
Elle était dans une nouvelle attitude de fille
et intouchable ; son sexe s'était nastié
à la manière d'une fleur au jour tombant,
et ses mains étaient si sevrées d'amour
que toucher le plus léger des dieux
la menant, fût-ce infiniment doux,
l'offensait par trop d'intimité.
Elle n'était plus cette femme blonde
parfois présente dans les chants de poètes,
n'était plus le parfum ni l'île du grand lit
ni la possession de cet homme-là.
Elle s'effilochait comme longs cheveux
ayant lâché prise comme la pluie tombante
et distribuée comme des réserves au centuple.
Elle était déjà racine.
…
/Trad. Patrick Beurard-Valdoye
Orphée. Eurydice. Hermès.
Extrait 7
Et quand soudain abrupt
le dieu la saisit et de douleur
énonça : Il s'est retourné —
elle n'y comprit rien et répondit à peine : Qui ça ?
Au loin pourtant, sombre devant la sortie claire,
il y avait quelqu'un au visage
méconnaissable. Il se tenait là et vit
comment sur la bande d'un sentier de prairie
le dieu du message, d'un regard triste,
se tourna en silence, pour suivre la silhouette
de celle qui repartait par le même chemin,
le pas contraint par de longs bandeaux de corps,
incertaine, placide et sans nulle impatience.
/Trad. Patrick Beurard-Valdoye
par le silence qui possède
tout l’espace et vous souffle aux oreilles
comme si son revers
était le chant auquel nul ne résiste.
Chant d'amour
Comment tenir mon âme
afin qu'elle ne frôle pas la tienne ?
Comment la porter par-dessus toi
vers d'autres choses ?
J'aimerai la cacher
près d'un objet perdu dans le noir,
en un lieu étrange et calme,
qui ne résonne pas quand
tes profondeurs tressaillent.
Et cependant tout ce qui nous touche
nous fond l'un dans l'autre comme l'archet
qui de deux cordes tire un son unique :
sur quel instrument sommes-nous couchés
et quelle est la main qui nous tient ?
Ô douce chanson.
"L"heure grave"
Poème de Rainer Maria Rilke, chanté par Colette Magny