Je fis ce matin-là une assez curieuse expérience. Je retrouvai par hasard, dans un rangement où je l'avais jetée à la hâte, la glace rectangulaire qui me servait à me raser, chose que je n'avais pas pratiquée depuis le 18 avril, premier jour de la tempête. Je me rendis brusquement compte que je n'avais pas regardé mon image depuis cette date, soit pendant plus de trois semaines. Je songeai un instant à cela avec un sentiment de perplexité et d'amusement, puis je portai la glace à la hauteur de mon visage. Ma première réaction fut de refuser de me reconnaître dans cette face étrangère qui s'inscrivait sur le morceau de miroir. Et puis, évidemment incapable de nier plus d'un instant, instant de stupeur, mon reflet manifeste, donc mon identité, je me mis à l'observer avec l'impression bizarre et ambigüe de détailler à la fois une image objective qui n'était pas moi, que je voyais comme une nouveauté, et de recentrer, d'intérioriser cet exotisme en l'évaluant en termes de transformations où la référence, le point de départ était le portrait plus ou moins stable, visuel et idéologique que je m'étais constitué de moi-même au fil du temps, avant de regarder cette glace.
Je jetai un regard à ma montre, qui indiquait 4 heures 10. Pendant ces dix minutes de réflexion, cent litres d'eau avaient déjà, théoriquement, pénétré dans la coque. Il me restait donc cinquante minutes pour prendre une décision : me laisser sombrer et que ce jeu monstrueux finît, ou entamer jusqu'à épuisement de mes forces les opérations douloureuses et dérisoires de ma survie, en jouant les Danaïdes à rebours.
Michel Rio : Leçon d'abîme
Depuis le
café parisien "Le Rostand"
Olivier BARROT présente le livre "Leçon d'abîme" en compagnie de l'auteur
Michel RIO édité chez du Seuil. Gros plan sur la couverture du livre.