En définitive, à quoi écrire sert-il, sinon à vivre ? Toutes les pénibles élucubrations sur “écrire ou vivre” – écrire comme renoncement à la vie – sur “la chambre aux murs de liège” – avec attendrissement : “Il n'a pas vécu, le pauvre” – ne sont que pitoyables défenses d'envieux, de toute façon sans importance. Mais ici, la chose est dite. C'est elle qu'il faut comprendre et suivre.
Et si on l'écoute, on comprend par exemple pourquoi un amour bizarre, très bref et apparemment sans aucun événement, peut produire une quantité de souffrances et d'interrogations disproportionnées avec ce qu'on appelle les faits : une conversation dans l'après-midi, un baiser sur le seuil, quelques messages tendres brusquement interrompus. D'où : souffrance, silence et ressassement, retour sur l'incompréhensible. Mais ce n'est pas la bonne manière ; ce n'est pas non plus la vraie matière. La vraie, c'est partir du “Zut que c'est beau” – comme aussi du “Zut que ça fait mal”, dès qu'il arrive.
Si nous ne faisons pas cet effort, nous perdons à tout moment notre vie, nous n'en gardons rien. De l'impression forte, de ces minutes oubliées il ne nous reste que leur substitut irréel, disqualifié, et quand nous voulons nous reporter à l'impression, c'est à lui, au disqualifié, que nous nous reportons. Résumé de la vie qui n'est pas la vie. Paresse : la grande ennemie ? Pourtant c'est elle qui, sans en avoir l'air, va le plus profond : elle laisse la place, laisse l'espace (…).
Jacqueline RISSET — Au fil musical de 7 passages dans la vie d'une femme (France Musique, 2000)
L'émission "Les imaginaires", par Jean-Michel Damian, diffusée le 20 mai 2000 sur France Musique. Invitée : la poétesse en personne.