Il en est des livres comme des témoignages, certains sont digne de foi, c'est le cas d'
Affaires étrangères de
Jean-Marc Roberts.
Le prix Renaudot 1979 lui a été attribué en raison du style dépouillé, simple et précis de l'écriture, mais aussi de sa capacité à témoigner d'une époque.
1979, il y a 36 ans, rien à l'aune de l'histoire, la France est confrontée aux contrecoups des premiers et 2ème chocs pétroliers ; la « société libérale avancée » de VGE se révèle être un mirage et le cynisme domine la vie politique. le pays sort avec difficulté des Trente Glorieuses, et aux principes de plaisir, de consommation effrénée, de travail facile succèdent des concepts moins porteurs : les économies d'énergie, le gel des salaires, la hausse des prix, le chômage de masse, le chiffre symbolique de 1 million de chômeurs est dépassé.
Les entreprises licencient à tour de bras, puisque l'Etat permet aux individus licenciés pour motif économique de percevoir 90 % de leur salaire pendant un an, elles disposent par ailleurs d'un nouvel outil pour ajuster leurs besoins de main d'oeuvre : le CDD qui date de cette époque.
Certes le livre de JM Roberts, n'est pas un manifeste économique, ni un plaidoyer pour la défense du travailleur, encore moins un livre engagé (encore que…) mais son style direct et dépouillé, à la façon des touches de couleurs d'une aquarelle, apporte des illustrations qui montrent dans quel univers se débattent les personnages.
Louis Coline tout d'abord, l'archétype d'une certaine catégorie de cadres français, généraliste, sans compétences avérées, (il a multiplié les petits boulots après le baccalauréat), qu'un coup de piston de son beau-père a placé au service publicité des Magasins, une grande chaine parisienne située près de l'Opéra et dirigé par un vieil original, Foss.
La situation économique de l'entreprise n'est pas bonne et les actionnaires font appel à Bertrand Malair, un manager venant de la finance et qui a plusieurs redressements d'entreprises à son actif.
Il est précédé d'une réputation sulfureuse de casseur
Il se fout de la hiérarchie et débarque dans le bureau des salariés à l'improviste :
« Ce n'est pas mon genre de fouiller dans les affaires des gens, vous savez, continua-t-il en se frottant nerveusement les yeux, mais il est la demie, et je commençais à m'ennuyer. Mon nom est Malair, pardon, Bertrand Malair. »
Cette différence d'analyse entre Nina et Louis constitue la première ligne de fracture entre eux. Nina raisonne encore comme au temps du bonheur économique :
« - On ne met pas à la porte les gens comme ça, Louis. Sans une faute grave. Vous avez un Comité d'Entreprise aux Magasins, tu serais défendu, si tu avais des ennuis. Et puis, tu penses bien qu'il n'est pas fou, ce Malair. Dès qu'il arrive, il ne va pas s'amuser à licencier des employés. Ça n'existe pas. Il se ferait mal voir, et en plus, ça lui couterait cher. »
Au fond, Louis ne se rangera jamais à la raison de Nina, il préfère assurer, n'oublions pas que c'est un joueur de cartes :
« L'avenir jouerait seul et pour moi. On me distribuait un jeu dangereux mais payant : cartes neuves, comme le souhaitent les perdants pendant une partie de poker pour faire tourner la chance. »
Cette différence va se creuser entre eux, puisque Louis va tenter sa chance et relancer le jeu à chaque fois, pour voir.
Cela ira très loin. Pour combler ses lacunes professionnelles, il va chercher à se faire aimer, à partager la vie de Malair et des collaborateurs qu'il a emmené dans ses valises, Paul et François ;
« « Louis et François » ne formaient plus qu'un seul mot dans la bouche de Bertrand. »
Sa stratégie paye, puisqu'un jour au restaurant, Malair déclare :
« Louis Coline travaille pour moi aux Magasins. Je t'en ai parlé Jean-Loup. Il est responsable du service publicité. »
Une nomination qui se fout complètement des règles…mais cela suffit à Louis, il appartient à Bertrand Malaire, et en même temps, il est enfin des leurs.
Nina ne se rebelle même pas, elle comprend que Louis a changé et qu'elle n'y pourra rien :
« Louis, tu as changé de vie, de mots ; ta manière de m'aimer et d'être près de moi est différente aussi. J'ignore ce que représentent ces gens pour toi, mais tu vois je leur tire mon chapeau, car ils ont gagné. On ne se dira plus rien. Jamais. »
Roman de l'engagement et du renoncement,
Affaires étrangères propose une construction novatrice des relations hommes femme sur lesquelles pèsent le poids de l'aliénation par le travail. Novatrice parce qu'elle est débarrassée de sa gangue idéologique, mais cette novation n'en fait pas un récit léger ou mineur.
Affaires étrangères marque un tournant dans la littérature française contemporaine, c'est, à sa manière un roman fondateur, et je n'hésite pas à dire qu'il a ouvert la voie à des romans qui lui sont postérieurs, comme
Extension du domaine de la lutte de M
Houellebecq, ou encore Les heures souterraines de Delphine de Vigan.
Affaires étrangères : un livre à ne pas oublier, à ne pas enterrer, à lire et à faire lire, moi j'en prends régulièrement, et sans modération.
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