Citations sur La détresse et l'enchantement (34)
Au fond, sauf la City et certains «coeurs» de la ville comme Charing Cross, Trafalgar Square, Chelsea, et peut-être SoHo, Londres n'était qu'une succession de boroughs, espèces de petites villes, toutes avec leur High Streeet, agglutinées en un interminable déroulement.
- Vous avez de bons yeux.
- C'est que je me suis entrainée toute jeune à scruter la plaine à cette heure.
- Qu'y cherchiez-vous déjà? me demanda-t-elle, à la fois amicale et curieuse.
Je répondis, l'esprit au loin :
- Le bonheur! Maman disait toujours qu'un jour sûrement il passerait par chez nous. De peur qu'il ne se trompe de route, j'allais l,attendre au coin de notre petite rue Deschambault, le coin qui donnait sur l'espèce de campagne que nous avions alors là-bas, en ce temps-là, et que je pensais être déjà la plaine parce qu'on voyait loin. Il ne me semblait pas possible que le bonheur pût venir d'ailleurs qu'à travers ce grand paysage de songe.
La lumière a été longue à venir, à nous, femmes, à travers des siècles d'obscur silence.
“Il y a des mots comme cela: une fois dits, on les entendra toujours. Ils se logent dans quelque coin de la mémoire d’où on ne pourra les faire sortir. Ils nous attendent à un tournant de la pensée, la nuit souvent, quand nous ne pouvons nous rendormir, alors que ce sont toujours les vieilles souffrances qui viennent nous retrouver les premières. Peut-être, quand nous serons cendre et poussière, ou âme immortelle, que nous nous en souviendrons encore. Et s’ils nous traquent ainsi à travers la vie, et peut-être au-delà, c’est sans doute qu’ils contiennent une part de vérité.”
Parfois, quand le soleil se couchait au fond de la ruelle et sur notre arrière-cour, nous croyions le voir allongeant aussi sa lumière dorée parmi les hauts blés frémissants de notre terre en Saskatchewan.
Le plus curieux de toute cette histoire est que, lorsque je la vis enfin de mes yeux, longtemps au reste après qu'elle eut cessé de nous appartenir, elle n'apparut conforme à la vision que nous en avions eue dans nos rêves les plus exaltés. C'était vraiment une échappée de ciel ardent, de moisson blonde et d'espace à consoler le coeur.
Il m'apparait parfois que l'épisode de nos vies au Manitoba n'avait pas plus de consistance que dans les rêves emportés par le vent et que, s'il en subsiste quelque chose, c'est bien seulement par la vertu du songe.
Il me revient maintenant que nous ne nous sommes guère aventurées dans la riche ville voisine que pour acheter. C'était là qu'aboutissait une bonne part de notre argent si péniblement gagné - et c'était le chiche argent de gens comme nous qui faisait de la grande ville une arrogante nous intimidant. Plus tard, je fréquentai Winnipeg pour bien d'autres raisons, mais dans mon enfance il me semble que ce fut presque exclusivement pour courir les aubaines.
Comment, si souvent malheureux, pouvions-nous aussi être tellement heureux ? C'est cela encore aujourd'hui qui m'étonne le plus. De même que la visite de la joie me cause plus de surprise au fond que celle du malheur, non parce que plus étrangère à ce monde, mais peut-être parce que encore moins déchiffrable.
J'entends encore parfois, dans cette arrière-mémoire étrange que nous avons au fond de nos souvenirs conscients, résonner ces grands coups de battants de fer que j'associe, je ne sais pourquoi, aux éclats et aux menaces du Chant du Destin.
Est-ce assez curieux cette façon qu'ala vie de se répéter, parfois, comme pour une séance qui aura lieu une jour, la première répétition nous donnant le sentiment du déjà vu et la suivante, beaucoup plus tard, nous jetant dans la plus étrange confusion : "Est-ce maintenant que je sais ce que je pensais savoir alors? Ou est-ce que j'ai alors su ce que je sais maintenant?"