Notre mode de communication avec les personnes implique une déperdition des forces actives de l'âme que concentre et exalte au contraire ce merveilleux miracle de la lecture qui est la communication au sein de la solitude. Quand on lit, on reçoit une autre pensée, et cependant on est seul, on est en plein travail de pensée, en pleine aspiration, en pleine activité personnelle: on reçoit les idées d'un autre, en esprit, c'est-à-dire en vérité, on peut donc s'unir à elles, on est cet autre et pourtant on ne fait que développer son propre moi avec plus de variété que si on pensait seul, on est poussé par autrui dans ses propres voies. Dans la conversation [...], la communication a lieu par l'intermédiaire des sons, le choc spirituel est affaibli, l'inspiration, la pensée profonde, impossible. (Note du traducteur)
Faisons cela maintenant. Voyons si les plus grands, les plus sages, les plus purs de cœur des hommes de toutes les époques sont tombés d’accord dans une certaine mesure sur le point qui nous intéresse. Écoutons le témoignage qu’ils ont laissé sur ce qu’ils ont tenu pour la vraie dignité de la femme, et pour le genre de secours dont elle doit être à l’homme.
56. Et d’abord prenons Shakespeare.
Notons d’abord, pour commencer, que, d’une manière générale, Shakespeare n’a pas de héros ; il n’a que des héroïnes. Je ne vois pas, dans toutes ses pièces, un seul caractère complètement héroïque, excepté l’esquisse assez sommaire de Henri V, exagérée pour les besoins de la scène ; et celle plus sommaire encore de Valentine dans les Deux Gentilshommes de Vérone. Dans les pièces travaillées et parfaites vous n’avez pas de héros. Othello aurait pu en être un, si sa simplicité n’avait été si grande que de se laisser devenir la proie des plus basses machinations qui se trament autour de lui ; mais il est le seul caractère qui du moins approche de l’héroïsme. Coriolan, César, Antoine se tiennent debout dans leur force fêlée et tombent entraînés par leurs vanités ; — Hamlet est indolent et s’endort dans la spéculation[4] ; Roméo est un enfant sans patience ; le Marchand de Venise se soumet languissamment à la fortune adverse ; Kent, dans le roi Lear, est entièrement noble de cœur, mais trop rude et trop primitif pour être d’une utilité véritable au moment critique et il tombe au rang d’un simple domestique. Orlando, non moins noble, est toutefois dans son désespoir le jouet du hasard, et il est conduit, réconforte, sauvé par Bosalinde. Tandis qu’il n’y a guère de pièce dans laquelle nous ne voyions une femme parfaite, inébranlable dans un grave espoir et un infaillible dessein ; Cordelia, Desclémone, Isabelle, Hermione, Imogène, la reine Catherine, Perdita, Sylvia, Viola, Hosalinde, Hélène et la dernière et peut-être la plus aimable, Virgilie, sont sans défauts ; conçues sur le plus haut modèle héroïque d’humanité.
57. Puis en second lieu observez ceci. Les catastrophes[5], dans chaque pièce, ont toujours pour cause la folie d’un homme ; elles ne sont rachetées, si elles le sont, que par la sagesse et la vertu d’une femme, et si celle-ci fait défaut, elles ne sont pas rachetées. La catastrophe où sombre le Roi Lear est due à son propre manque de jugement, à son impatiente vanité, à sa méprise sur les caractères de ses enfants.La vertu de sa seule vraie fille l’aurait sauvé des outrages des autres, s’il ne l’avait lui-même chassée loin de lui. Et, cela étant, elle le sauve presque.
Prenez maintenant, quoique plus brièvement, de plus graves témoignages — ceux des grands Italiens et des Grecs. Vous connaissez bien le plan du grand poème de Dante — c’est un poème d’amour qu’il adresse à sa Dame morte ; — un chant de bénédiction à celle qui a veillé sur son âme. S’inclinant seulement jusqu’à la pitié, jamais à l’amour, elle le sauve pourtant de la destruction, — le sauve de l’enfer. Il va se perdre, pour l’éternité, dans son désespoir ; elle descend du ciel à son aide, et, pendant toute la durée de l’ascension au Paradis, est son maître, se faisant pour lui l’interprète des vérités, les plus ardues, divines et humaines ; et, en ajoutant les réprimandes aux réprimandes, le conduit d’étoile en étoile[18].
Je n’insisterai pas sur la conception de Dante ; si je commençais, je ne pourrais finir ; d’ailleurs ; vous pourriez penser qu’elle n’est que le rêve arbitraire — et isolé — d’un cœur de poète. Aussi je veux plutôt vous lire quelques vers d’un ouvrage sûrement composé par un chevalier de Pise en l’honneur de sa dame vivante, pleinement caractéristiques de la sensibilité des hommes les plus nobles du xiiie siècle ou du commencement du xive, conservé entre tant d’autres semblables témoignages de l’honneur et de l’amour chevaleresques que Dante Rossetti a recueillis pour nous chez les anciens poètes italiens :
« Car voyez ! ta loi ordonne
Que mon amour soit manifestement
De te servir et honorer :
Et ainsi fais-je ; et ma joie est parfaite,
D’être accepté pour le serviteur de ta règle[19].
À peine reçu, je suis dans le ravissement
Depuis que ma volonté est ainsi dressée
À servir, ô fleur de joie, ton excellence.
Ni jamais, semble-t-il, rien ne pourra plus éveiller
Une peine ou un regret.
Mais en toi prend son appui chacune de mes pensées et de mes sensations
Parce que de toi toutes les vertus jaillissent
Comme d’une fontaine.
Ce qu’il y a dans les dons que tu fais, c’est la meilleure et la plus profitable sagesse
Avec l’honneur sans défaillance.
En toi chaque souverain bien habite séparément
Remplissant la perfection de ton empire.
Dame, depuis que j’ai reçu ta plaisante image dans mon cœur,
Ma vie s’est isolée
Dans une brillante lumière, au pays de vérité.
Elle qui jusqu’alors, à vrai dire,
Avait tâtonné au milieu des ombres d’un lieu obscur
Et pendant tant d’heures et de jours
Avait à peine gardé le souvenir du bien.
Mais maintenant mon servage
T’appartient, et je suis plein de joie et de repos.
C’est un homme que de la bête sauvage
Tu as tiré, depuis que par ton amour je vis. »
Un livre ne vaut quelque chose que s'il vaut beaucoup et n'est profitable qu'une fois qu'il a été lu, et relu, et aimé, et aimé encore, et marqué de telle façon que vous puissiez vous référer au passage dont vous avez besoin comme un soldat peut prendre l'arme qu'il lui faut dans son arsenal ou comme une maitresse de maison sort de sa réserve l'épice dont elle a besoin.
DES TRÉSORS DES ROIS
À M. Reynaldo Hahn, à l’auteur des « Muses pleurant la mort de Ruskin », cette traduction est dédiée en témoignage de mon admiration et de mon amitié.
M. P.
« Vous aurez chacun un gâteau de Sésame et dix livres. » Lucien : Le Pêcheur[1]
Un cercle de l’intelligence humaine n’est jamais ouvert que momentanément et partiellement à ceux qui sont au-dessous. Nous pouvons, par une bonne fortune, entrevoir un grand poète, et entendre le son de sa voix, ou poser une question à un homme de science qui nous répondra aimablement. Nous pouvons usurper dix minutes d’entretien dans le cabinet d’un Ministre, et obtenir des réponses pires que le silence, étant trompeuses, ou attraper une ou deux fois dans notre vie le privilège de jeter un bouquet sur le chemin d’une princesse ou d’arrêter le regard bienveillant d’une reine. Et pourtant ces hasards fugitifs, nous les convoitons ; nous dépensons nos années, nos passions et nos facultés à la poursuite d’un peu moins que cela, tandis que durant ce temps, il y a une société qui nous est continuellement ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps que nous le souhaiterions, quels que soient notre rang et notre métier ; nous parleraient dans les termes les meilleurs qu’ils puissent choisir, et des choses les plus proches de leur cœur. Et cette société, parce qu’ elle est si nombreuse et si douce et que nous pouvons la faire attendre près de nous toute une journée (rois et hommes d’État attendant patiemment non pour accorder une audience, mais pour l’obtenir) dans les antichambres étroites et simplement meublées, les rayons de nos bibliothèques, nous ne tenons aucun compte d’elle ; peut-être dans toute la journée n’écoutons-nous jamais un seul mot de ce qu’elle aurait à nous dire !
*RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE* :
« Jusqu'à ce dernier ! », _in_ John Ruskin, _PAGES CHOISIES,_ avec une introduction de Robert de la Sizeranne, troisième édition, Paris, Hachette et Cie, 1911, pp. 256-257.
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