AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782370551474
172 pages
Le Tripode (11/01/2018)
3.97/5   313 notes
Résumé :
Une fable étonnante, un chef-d’œuvre de littérature et de traduction.
Peu de livres donnent au lecteur l’impression, dès les premières pages, d’être confronté à un chef d’œuvre absolu. L’Ancêtre, de Juan José Saer, appartient à cette catégorie. "De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert. Et si, maintenan... >Voir plus
Que lire après L'ancêtreVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (78) Voir plus Ajouter une critique
3,97

sur 313 notes
Parfois quelques pages suffisent…Juste quelques pages pour savoir sans équivoque que nous avons entre les mains un chef d'oeuvre. L'incipit poétique, le rythme doux de la narration, l'harmonie des phrases, la richesse, la sobriété et l'élégance du style, l'humanité qui dès les premiers mots vibre chaleureusement, l'ode à la nature pressentie, dès les premières phrases, ce livre de l'argentin Juan José Saer « L'ancêtre » m'a complètement conquise. J'ai l'impression émouvante d'avoir vécu avec ce livre une véritable rencontre. Ma découverte de la littérature Sud-Américaine, que je connais encore si peu, s'avère enchanteresse, « le Llano en flamme » du mexicain Juan Rulfo il y a quelques semaines m'avait marquée, celui-ci aujourd'hui rejoint mon île déserte.

« Ma condition orpheline me poussa vers les ports. L'odeur de la mer et du chanvre mouillé, les voiles raides et lentes qui vont et viennent, les conversations des vieux marins, les parfums multiples d'épices et l'amoncellement des marchandises, prostituées, alcools et capitaines, bruits et mouvements, tout cela me berça, fut ma maison, servit à m'éduquer et m'aida à grandir, me tenant lieu, pour aussi loin que remonte ma mémoire, de père et de mère ».

Quant au scénario, inspiré d'une histoire réelle, est captivant : En 1515, trois navires quittent l'Espagne en direction du Rio de la Plata, vaste estuaire à la conjonction des fleuves Parana et Uruguay, passage des Indes par l'Ouest. Nous sommes trois ans avant la découverte de Magellan. Mais, à peine débarqués à terre, le capitaine et les hommes sont massacrés par des indiens. Un seul en réchappe : le mousse, jeune garçon de 15 ans. Il est mystérieusement épargné, accueilli en « def-ghi » (terme dont il mettra une vie entière à comprendre la signification) dans la tribu. Toutes les victimes sont également amenées, scrupuleusement découpées, assaisonnées, grillées à point puis dévorées, préambule à une orgie collective dont le jeune mousse sera le témoin, à la fois horrifié et curieux. Il ne sera rendu à son monde que dix ans plus tard à l'occasion d'une autre expédition naviguant dans ses eaux lointaines et mystérieuses. le retour à ce monde d'avant va s'avérer plus délicat et compliqué qu'espéré, notre homme étant considéré tour à tour comme objet de répulsion ou de fascination, nous comprenons peu à peu que la sauvagerie n'est pas toujours là où nous croyons la trouver.

Le livre démarre avec le témoignage de ce narrateur, devenu vieux, qui se souvient, soixante ans plus tard. Mais plus que le simple souvenir d'une aventure exotique chez les féroces sauvages, comme peut le laisser croire le résumé de l'histoire de prime abord, c'est avant tout une réflexion passionnante sur la relativité de nos vies en société, de nos exotismes respectifs, de nos repères et de nos règles codifiées, de nos liens plus ou moins distendus avec la nature, réflexion sociologique et philosophique transformée par l'auteur en véritable prouesse littéraire pour narrer deux réels, l'un dicté par la nature, l'autre dominé, imposé par l'homme qui veut tout transformer à son image. Ce jeune homme, durant ces 10 ans de captivité et de vie dans le plus simple appareil au coeur d'une nature sauvage et austère, ne savait plus s'il était une bête ou un ver de terre, un métal en sommeil, incertitude et désarroi caractérisant cette nouvelle vie. Or il le souligne à l'hiver de sa vie : « A présent que je suis un vieillard, je sais que la certitude aveugle d'être homme et seulement homme nous apparente davantage à la bête que l'incertitude constante et presque insupportable quant à notre propre condition ».

C'est également une merveilleuse réflexion sur le temps, le temps relatif et la mémoire :
« Quand nous oublions, c'est que nous avons perdu moins la mémoire que le désir. Rien ne nous est consubstantiel. Il suffit d'une accumulation de vie, même si elle est grise et neutre, pour que nos espoirs les plus fermes et nos désirs les plus intenses s'éboulent. Nous recevons des masses continues d'expérience comme le cercueil les pelletées de terre définitive dans la fosse humide ».

Saer ne s'apitoie pas vraiment sur son héros, sur ses angoisses, sur son évolution durant ces 10 ans, non, il privilégie en effet une approche quasi sociologique des us et coutumes des indiens qu'il détaille au moyen de descriptions minutieuses à la fois terriblement réalistes, tendres et empathiques aussi. L'auteur choque d'abord par ces scènes de cannibalisme et d'orgie collective mentionnées précédemment, d'une précision cinématographique, réduisant l'indien au « mauvais sauvage », pour nous montrer ensuite que ce point culminant de la vie en société est en réalité un moment unique annuel d'exultation, d'assouvissement de pulsions printanières après un hiver d'anéantissement, pour cette tribu calée le reste du temps sur un long et tranquille quotidien rythmé par les saisons, le respect de la nature, la place accordé à chacun quel que soit l'âge et le sexe, la pudeur, la propreté, la survie. Pas de manichéisme entre le bon ou le mauvais sauvage, l'approche est très subtile et mériterait une analyse freudienne que je serais bien incapable de faire. Horreur et répugnance du début laissent place ensuite à une compassion empreinte d'admiration, allant même jusqu'à considérer que ces indiens furent les êtres les plus chastes, les plus sobres et les plus équilibrés qui lui ait été donné de rencontrer.

J'ai été littéralement émerveillée, époustouflée par la prose de Juan José Saer, qui sait capter l'indicible, l'intime, le moment suspendu, qui sait rendre compte avec une poésie métaphorique mais aussi un réalisme pointilleux, les étoiles pulvérisées sous le choc du froid saupoudrant la terre de leur poussière, les jeux d'ombre et de lumière du soleil se faufilant entre les feuilles de la forêt tropicale, tâches ondulantes, mirages de chaleur du soleil à son zénith, le bruit assourdissant du silence. Un style tout en élégance, sans emphase, sans lourdeur, sans longueur. C'est beau, ce sont des phrases qui se lisent à voix haute, qui se murmurent, qui se parcourent de nouveau pour pouvoir en déguster toute la grâce et l'inventivité. Voyez cette plume époustouflante lorsque le vieil homme déguste ce repas frugal composé d'olives, de pain et de vin blanc :

« L'assiette blanche où se mêlent les olives vertes et noires qui luisent un peu, fraîches sorties du bocal où on les tient à la cuisine, et le verre à pied d'où le vin, couleur de miel fin, laisse échapper son odeur terrestre et âpre, reflètent de diverses façons la lumière des bougies qui, dans l'air tranquille, semblent reconquérir à tout instant leur hauteur et leur immobilité ; le gros pain de ménage qui repose sur une autre assiette est irréfutable et dense, et son retour quotidien, joint à celui du vin et des olives, dote chaque présent où il réapparait, comme un discret miracle, d'une auréole d'éternité. Posant ma plume, je porte les olives à ma bouche, lentement, l'une après l'autre, et, crachant les noyaux dans le creux de ma main, je les dépose avec soin sur le bord de l'assiette. Au sortir de la bouche ils sont encore tièdes de la chaleur que leur communique l'intérieur de mon corps. Comme je fais alterner, par simple habitude, les olives vertes aux noires, les deux saveurs, l'une sur l'autre, m'apportent l'image, régulière, de raies vertes et noires qui passent, parallèles, de la bouche au souvenir ».

Ce sont des phrases qui coulent, limpides, des phrases méandreuses, qui se déversent en cascade pour former un fleuve puissant d'où brillent et roulent des pépites d'or. Une plume qui parvient par moment non seulement à suspendre le temps mais aussi à le remonter, à le déformer, à le dilater ou le contracter. A contrecourant. Une prouesse rare et précieuse. Ce livre est un diamant.

Je comprends désormais pourquoi Juan José Saer est considéré comme un des plus grands auteurs argentins contemporains du 20ème Siècle comme le souligne Eduardo (@Creisification) dans sa critique si riche et érudite, grâce à qui j'ai eu envie de lire ce livre. Il me tarde de poursuivre ma découverte de la littérature sud-américaine. Comme Juan José Saer, « je suis en train de balbutier sur une rencontre de hasard entre et avec, assurément, les étoiles ».


Commenter  J’apprécie          10444
L'INCROYABLE HISTOIRE D'UN REFLET DANS L'EAU.

«A cette époque, la mode était aux Indes car cela faisait presque vingt ans qu'on avait découvert le pouvoir de les atteindre par le ponant.» C'est pour de telles raisons que, lorsqu'on est un gamin orphelin de l'Espagne du début du XVIème siècle, siècle que l'on surnommera bientôt "d'or", bien qu'il se construisit sur des monceaux de cadavres et la mise en coupe réglée des trésors découverts aux Amériques, on décide de s'embarquer comme mousse à bord d'une de ces caravelles, porteuses de rêve et de richesses. le navire va accoster dans cette Amérique latine encore presque parfaitement inconnue - 1492, c'était presque hier - dans le Cône sud plus précisément, entre les fleuves Paraná et Uruguay. A peine le capitaine et quelques-uns de ses hommes ont-ils mis le pied à terre qu'ils se font massacrer par une tribu d'indiens cannibales. Un seul en réchappe, le mousse Francisco del Puerto, 15 ans, qui, captif (mais est-il véritablement captif ?) vivra avec les indiens pendant dix ans avant d'être récupéré, avec l'aide des indiens eux-mêmes, par une nouvelle expédition. Un détail, cependant : Les Indiens, dans ce coin du Rio de la Plata, sont cannibales, mais ils ont pour habitude de laisser la vie sauve à l'un de leurs prisonniers, pris au hasard. C'est ce qui expliquera la raison de cette survie que le petit marin espagnol, qui fut malmené et violé par les hommes d'équipage lors de la traversée, ne parvient d'abord pas à comprendre.

De retour en Espagne, il apprendra à lire et à écrire dans un couvent, ayant la chance de croiser un clerc plus fin, plus intelligent et intègre que la majorité de ses semblables. À la mort de ce dernier - d'abus de boisson mais aussi d'un trop grand appétit de vivre - le jeune homme devient vagabond puis, un peu malgré lui et très fortuitement, membre d'une troupe de théâtre qui fini par s'enrichir en jouant sur scène une retranscription tellement libre qu'elle en devient aussi fausse que fantasmatique de sa vie chez les indiens de la pampa. La trajectoire du petit mousse est une ascension inespérée. Mais c'est aussi l'histoire d'un désenchantement que ce héros bien malgré lui nous conte, à la première personne, tandis qu'installé avec ses enfants adoptifs et ses petits enfants, il tâche de se souvenir et, entre les lignes, de comprendre ce parcours en tout point atypique, écartelé, déviant.

Quoi qu'assez bref, deux cent pages d'une impressionnante densité, et d'un style incroyable, sinueux, entrecoupé d'innombrables virgules-rizhomes, fluctuant, aussi méandreux que ces fleuves où Juan José Saer situe, de facto, l'origine du monde, de son monde et de l'Argentine, du centre épiphanique de l'univers possiblement, une plume qui semble, par moment, être susceptible de suspendre le temps, de l'incurver, le rendre à merci, lui donner de cette longueur, de cette trompeuse langueur que l'on retrouve peut-être parfois chez Marcel Proust même si pour pour d'autres raisons, ce bien qu'assez bref, disions-nous, les univers développés par l'auteur sont d'une richesse en tout point incalculable. le texte se divise, peu ou prou, en trois temps :

Le premier temps, sans doute le plus éprouvant mais aussi le plus fascinant, c'est celui de ces premières heures, celui du "def-ghi" qui n'a encore qu'une très mince conscience de ce qu'il est, qui va connaitre néanmoins une sorte de seconde naissance en assistant aux prémices préparatoires puis à l'accomplissement d'une monstrueuse scénographie orgiaque, dantesque, invraisemblable au cours de laquelle ses compagnons vont être patiemment préparés, désossés, assaisonnés puis cuits pour être consommés dans un moment de frénésie occulte durant lequel les acteurs sont tour à tour obnubilés puis abattus dans leur propre désir à dévorer sans fin - sans faim ? - ce repas incroyable. La suite sera plus licencieuse encore, dépravée même, sado-masochiste pourrions-nous préciser, - où s'entremêle onanisme débridé, homosexualité, mélangisme, inceste - n'était l'absence totale de volonté première, d'idée de faute ou d'interdit moral, pour s'adonner à des plaisirs illicites finalement très nôtres ; et puis les indiens semblent être alors sous le pouvoir d'une boisson fatale qui les met strictement hors d'eux-mêmes au point que d'aucuns en meurent, ne commandant plus rien de leurs actes, se perdant définitivement dans les marais, chutant lourdement, se blessant grièvement, finissant par tomber dans une espèce de catatonie. Cependant, nul jugement de la part de notre jeune homme, maintenant tout au long de cette orgasmique journée une imperturbable distance d'observateur pour ainsi dire anthropologique, une fois les premiers temps de la sidération passés, et comme si le voile d'incompréhension totale dans lequel il flottait l'empêchait d'éprouver le moindre sentiment tant à l'égard de ses compagnons massacrés puis engloutis que durant les scènes dionysiaques qui suivirent. Une fois cette imitation de nouvelle naissance accomplie, le narrateur exposera, dans ce journal qui n'en est pas un, l'essentiel de son existence chez ces amérindiens qui devienne dans leur quotidien et une fois leur monstrueuse agapè accomplie, l'antithèse absolue de ces heures folles.
Là, à rebours de ces bacchanales, leur vie est absolument strictement rangée - jusqu'à une maniaquerie certaine, qui les pousse à nettoyer, balayer, réparer, arranger sans cesse leur médiocre quotidien - , le sexe est alors banni de toute vie publique et semble n'être pratiqué que de la manière la plus fugace dans le privé. Ils s'avèrent par ailleurs d'une grande courtoisie, d'un calme que rien ne met en défaut, d'une solidarité permanente, d'une équanimité sans faille. Seulement, un fois l'an ou peu s'en faut, leurs hourvaris frénétiques les reprennent. Une chasse à l'homme est pratiquée auprès des tribus alentour. C'est d'ailleurs à cette occasion que l'ancien matelot comprendra peu à peu ce qu'il en est d'être un "def-ghi", puisqu'il s'en trouve un à chaque nouveau festin cérémoniel. Ceux-ci semblent d'ailleurs prendre leur rôle très à coeur avant que d'être renvoyés dans leurs pénates et finissent même souvent par toiser l'espagnol, pauvre "reflet" (c'est un des sens du mot) sans but... Voilà pour ce que c'est, avec tout l'incertain de l'exercice :

«On disait def-ghi des personnes absentes ou endormies ; des indiscrets qui, durant une visite, au lieu de rester chez l'autre un temps prudent, s'attardaient indéfiniment ; on appelait aussi def-ghi un oiseau à bec noir et au plumage jaune et vert, qu'on apprivoisait et qui faisait rire parce qu'il répétait, comme s'il eût parlé, les mots qu'on lui avait appris ; def-ghi, c'étaient aussi certains objets qu'on mettait à la place d'une personne absente et qui la représentaient dans les réunions […] ; de même façon on appelait def-ghi le reflet des choses dans l'eau ; une chose qui durait c'était def-ghi […]
Def-ghi, c'était tout cela et bien d'autres choses encore. Après de longues réflexions, je déduisis que, s'ils m'avaient donné ce nom, c'était parce qu'ils me rendaient solidaire de quelque essence commune à tout ce qu'ils nommaient ainsi. Ils attendaient de moi que je pusse dédoubler, ainsi que l'eau, l'image qu'ils donnaient d'eux-mêmes, répéter leurs gestes et leurs paroles, les représenter en leur absence et que je fusse capable, quand ils me rendraient à mes semblables, de faire comme l'espion ou l'éclaireur qui, après avoir été témoin de choses que la tribu n'a pu voir, revient sur ses pas pour raconter toutes choses en détails à tous. […] ils voulaient que de leur passage à travers ce mirage restât un témoin et un survivant qui fût, à la face du monde, leur narrateur.»

Le second temps est, dans une large mesure, plus rugueux. Plus sombre aussi, contre toute attente (après tout, ne rentre-t-il pas "chez lui" ?). Car le retour à la supposée civilisation n'est pas le moment attendu (y compris par le lecteur) des réjouissances, des retrouvailles avec un monde en absence. S'il rencontre un bon père qui comprend et son désarroi et ses capacités, c'est bien le seul qui s'interessera à lui, autrement que comme "celui qui était chez les sauvages". Par lui, il apprendra à lire et à écrire mais, plus que cela, il pourra envisager le recul lié à l'apprentissage du verbe vrai - par rapport à lui-même et, plus encore, vis à vis de ses contemporains - mais son maître disparaissant inopinément mais assez vite de la surface de la terre, notre homme va vivre une vie de vagabondage puis, par le hasard d'une rencontre, il va suivre et même donner la matière principale d'une pièce qui sera jouée dans l'Espagne toute entière puis dans le reste de l'Europe, mais une pièce qui n'a rien à voir avec ce qu'il a véritablement, fondamentalement vécu, éprouvé, une création où le sujet n'est pas son expérience ni même lui, mais la vision que ses contemporains immédiats ont de ces fameux sauvages. le retournement s'accompli lentement mais surement : cette supposée civilisation ne serait-elle en vérité que celle des sauvages que nous sommes ? Un monde de mensonge, d'imposture (à laquelle il prend part, par faiblesse, par facilité, par ennui de tout, par désenchantement), d'abus et d'intérêts vils, mesquins, sonnants et trébuchants. Voici ce qu'il dit des nouveaux sauvages qui l'entourent : «ces enveloppes vides qui prétendent s'appeler hommes» ou encore «depuis le jour où ils m'avaient renvoyé, je n'avais rencontré, à part le Père Quesada, que des êtres étranges et problématiques auxquels seule l'habitude ou la convention pouvait faire appliquer le nom d'hommes.» La messe est dite, et ce sont cinquante années qui vont défiler comme d'un rien, parce qu'en vérité, elles ne sont presque rien pour ce personnage ayant connu une sorte d'illumination, sans même qu'il s'en soit encore aperçu tout à fait.

C'est enfin un homme fait, globalement "achevé", dans le sens où il l'a réellement décidé, cette fois, plus qu'en raison de l'âge atteint, la soixantaine avancée, que l'on retrouve dans l'ultime partie - précisons que rien n'est aussi clairement délimité dans "L'ancêtre" qui ne connait ni chapitre ni franche disruption, à l'exception de deux ou trois événements fondateurs. Tout juste quelques changements de rythme bien souvent liés au changement de géographie personnelle du narrateur, plus qu'à des ruptures stylistiques ou narratives. A soixante ans passés, retiré de tout, le narrateur couche par écrit son interprétation – bien différente certainement de celle que tirerait la plupart de ses contemporains - du mode de vie des indiens et de leur conception du monde. Il se remémore, pour autant qu'il le peut, pour autant que SA vision puisse être LA vision de la réalité passée - Rien, chez Juan José Saer, ne laisse à penser qu'un témoignage puisse être véridique, objectif, universel. Rien moins que la réalité peut être réalité ! L'incertain, plus que l'incertitude, est de tous les instants, la réalité n'est pas en soi un mensonge mais le mensonge peut lui aussi s'avérer réalité. Ainsi, dans une certaine mesure, la mise en scène de son expérience sur les planches, tout maquillage fut-elle, devient-elle pourtant une certaine forme de réalité, au moins pour ceux qui l'on reçue, l'ont admise, l'ont souhaitée comme telle -. Cet homme devenu vieillard se remémore ainsi ces dix années passée aux côtés, souvent sans les comprendre, ou seulement après coup, ne serait-ce qu'en raison du verbe, de cette poignée d'indiens pour qui le centre de l'univers n'était autre qu'eux-mêmes et les quelques arpents de terres qu'ils ne voulaient abandonner pour rien au monde, ces rivages situés entre marais, fleuve et étendue morne. Il comprend, par un effort inouï de dépaysement, de décentrement de tout ce qui le constitue, à quel point ces supposés sauvages sont en réalité des civilisés accomplis tandis que nous sommes les sauvages - qui plus est, plutôt mauvais, idiots, ignorants et violents - ; il comprend peu à peu leur espèce de calme permanent, il envisage aussi que ce langage, qu'il a dû tâcher de comprendre difficultueusement tout au long de ces dix précieuses années de véritable re-naissance, avait tout autant valeur que celui qu'il tenait de sa mère - de ce point de vue, cet ouvrage est un exercice multiple et savamment enchevêtré autour de la langue, du langage, de son éthique, de sa philosophie, pour ainsi dire de la cosmogonie qui environne toute locution, en un mot, de toute sa magie, au sens ésotérique et mystique. Il a saisi toute la valeur de cette humanité dont il affirme que s'ils vivaient et «[...] agissaient de cette façon, c'est parce qu'ils avaient éprouvé, à quelque moment, avant de se sentir différents du monde, le poids du néant.»

D'une expérience incommunicable, le narrateur, dont on ne peut douter qu'il ne s'agisse pas de son créateur moderne, essaie de rendre compte des niveaux complexes que comporte toute réalité. Ce vieil homme, né par deux fois, et par deux fois dans la douleur mais par deux fois sans qu'il en résulte de souffrance directement éprouvée, dicible, aborde quelques unes des questions fondamentales qui traversent notre temps : La difficulté relative à tout langage, bien sûr, et, à travers le langage, à la possibilité même de rendre compte de ce qui est, de ce qui fut, de ce que l'on a éprouvé, vécu, à l'autre, l'autre fut-il soi-même ; L'impossibilité ontologique à comprendre parfaitement l'altérité, l'idée que nous sommes inclus dans nos propres exotismes, des étrangers - y compris à nous-mêmes - qui passons tout le temps possible à nous ignorer, à nous refuser, nous comprendre, les uns les autres, soi. Et puis, il y a ce complet désaxement voulu par Saer - qui plaçait le centre même de la civilisation argentine, pour ne pas dire la création du monde dans ces entrelacs de fleuves et de pampa -, ce renversement sidérant mais génial par lequel la civilisation la plus sensationnelle, la plus riche, la plus entière n'est pas la notre mais celle de ces amérindiens qui, pour autant, ont presque intégralement disparus de la cartographie humaine.

Que dire de plus qui ne l'a déjà été sur ce roman fleuve stricto sensu ? Que c'est un roman historique et que ce n'en est pas un... Que c'est un roman qui se situe dans la grande lignée des romans picaresques espagnols et latino-espagnols - il en respecte presque tous les codes : récit à la première personne, personnage d'humble extraction, initiation, le maître enfin trouvé à qui l'on doit tout, le picaro devenu vieux qui revient sur son passé, - pourtant c'est bien au-delà que ce situe aussi ce texte... Que c'est une fable philosophique, sans nul doute, mais alors d'une langue tellement personnelle et, par bien des aspects, poétique, qu'il est absolument incertain que le moindre philosophe s'y retrouve tout à fait... Juan José Saer, à qui l'argentine vient de dédié l'année 2017 (on n'ose imaginer une "année Perec", une "année Bataille" ou autre "année Calaferte" chez nous...) savait aussi bien transcender les genres que troubler les certitudes. Il démontrait, avec une rare intelligence, dans ce qui fut-là son sixième roman, à quel point il était encore possible de parvenir à cet impossible gageure de donner sens et vie à cette littérature contemporaine que l'on prétend souvent - pas forcément sans preuve ni raison - moribonde. Remercions aussi, au passage, l'idée excellente de cette jeune et belle maison d'édition - le tripode - d'avoir redonné visibilité à ce texte tout bonnement incroyable, et cette maison d'édition persiste et signe qui publie ces jours-ci une édition en format "semi-poche" plus économiquement accessible. Quant à la traduction, sans être hispanophone, celle reprise ici est à saluer sans nul doute. On pressent comme Laure Bataillon (qui reçut alors le prix de la meilleure traduction remis par la MEET, organisme qui décida plus tard de nommer ce prix du nom de cette traductrice de talent, en manière d'hommage après sa disparition) a dû batailler pour rendre dans notre langue un texte si complexe et si particulier. Et, avouons-le, plus de quinze jours après en avoir lu la dernière ligne, ce texte nous hante encore de sa puissance et de sa désarmante intranquilité existentielle, comme l'aurait pu exprimer son prédécesseur lusophone Fernando Pessoa. Il nous hante d'autant plus qu'une seule lecture ne semble en rien pouvoir le résoudre, le contraindre, le domestiquer tout à fait, laissant le lecteur non pas insatisfait - de savoir qu'il recèle encore bien des secrets - mais plus assurément qu'il lui ouvre des univers presque jamais entrevus et qui demandent à être parcourus. Ardemment.

Décidément, nous sommes bien les sauvages de ce monde : « On peut dire que, depuis que les Indiens ont été anéantis, l'univers entier est parti à la dérive dans le néant. Si cet univers si peu sûr avait, pour exister, quelque raison, cette raison c'était justement les Indiens qui, au milieu de tant d'incertitudes, étaient ce qui semblait le plus certain. Les appeler sauvages est une preuve d'ignorance ; on ne peut appeler sauvages des êtres qui assumaient un telle responsabilité.»
Commenter  J’apprécie          4011
Ce que j'ai vu dans ma jeunesse, se demande un vieil homme qui ne se nomme pas, ce que j'ai vu recouvre-t-il la réalité, ou un rêve, une illusion, un souvenir altéré par le temps ?
Lui-même se sent presque inexistant, ayant grandi, sans famille, dans les ports, ayant subi les outrages des marins puisqu'il est mousse, à l'époque où l'Espagne arme ses navires pour répéter les exploits de Christophe Colomb. Inexistant, puisqu'il accepte de monter dans un bateau en partance (pour où ? personne ne le savait encore, très peu de marins osent monter.)
« Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, viens du néant à cause de ma condition orpheline, j'étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu'est une famille ; mais cette nuit-là, ma solitude, déjà grande, devint, d'un coup, démesurée. » 
Le bateau s'arrête à l'embouchure du rio de la Plata, tous les marins reçoivent une flèche, sauf le narrateur, petit de 15 ans, épargné sans comprendre pourquoi, qui suit la troupe d'Indiens jusqu'au village le long du fleuve Paraná.
Ils sont anthropophages.
Juan José Saer réussit le prodige, après nous avoir bercés par ses phrases s'écoulant comme un fleuve doré, par ses descriptions des ciels colorés et de la pleine lune sur le sable jaune, de nous raconter par le menu l'art et la manière de préparer les morceaux de viande humaine, sur un gigantesque feu de bois, rituel suivi sans vraie répugnance par le seul survivant, notre personnage, et en cela, de nous « faire participer » : les villageois se précipitent devant l'apport bienvenu de protéines, ils dévorent, sans croire complètement à ce don dont la réalité leur parait trop belle. Puis le village entier boit de l'alcool, et se livre à une orgie mémorable, les corps se mélangeant, l'obscénité se réveillant, comme si, par l'excitation qui enfle les corps, ils sortaient du puits sans fonds où la nourriture les avaient jetés.
Car, et c'est là tout où tout le génie de Saer s'exerce, et là où s'impose l'analyse de Freud dans Totem et tabou (clin d'oeil à Eduardo @Creisifiction) : auparavant, les fils jaloux du père qui s'arrogeait le monopole de toutes les femelles, le tuent et le mangent. Puis, poursuivis par le remords et l'idée qu'ils pourraient bien y passer, eux aussi, et s'épuiser dans des luttes de pouvoir sans fin, est proclamé pour le bien de tous le double tabou du cannibalisme et de l'inceste.
Ces indiens-là ont intégré l'interdiction de manger leurs petits camarades, et pourtant ils se permettent une fois l'an, comme rite printanier (dont la survivance se trouve dans nos Carnavals) de manger de la chair d'autres peuplades, souvent ennemis, (ça leur apprendra) et de s'oublier dans un érotisme débridé et public : tout en répétant, juste une seule fois par an, la scène primitive du meurtre du père, ils entérinent la sortie de la horde primitive, et l'accès à la civilisation.
Car nos Indiens connaissent l'inquiétude, le fond noir « d'un poids qui semblait les faire reculer jusqu'au milieu de la nuit ». Saer ne dit pas «  morale », « conscience », ni même « remords », mais répugnance après les actes qu'ils ne peuvent s'empêcher de commettre. Ils lavent à grande eau le village, se baignent, essaient d'oublier, redeviennent sobres et prudes, cela jusqu'à la prochaine année.
Car chaque année se répètent les mêmes actes.
L'autre génie de Saer, c'est de, durant les dix ans durant lesquels notre mousse vit avec et chez eux, nous inclure dans la même folie, sans pourtant que nous nous disions : franchement, les sales bêtes que ces sauvages. Ce sont, pour lui (et nous partageons le point de vue) « des naufragés sur un radeau, essayant de maintenir la discipline à bord tandis que l'orage se déchaine, en pleine nuit, sur une mer inconnue ». 
L'ancêtre doute de sa propre existence, il ne peut donc pas émettre un jugement de valeur (de type : l'autre est bon ou mauvais, je l'aime ou j'ai pitié de lui, il m'est égal ou inférieur). Il est le témoin des agissements, rapides ou feutrés des Indiens dont il ne comprend pas la langue, en cela il est neutre. Peut-être est-ce pour cela que les Indiens ne le tuent pas, le soignent, et le font s'échapper quand ils savent qu'un autre bateau est proche : il n'est pas prisonnier, il est leur témoin, leur narrateur à la face du monde.
Et pour revenir à Todorov, dans son livre « la conquête de l'Amérique » : Notre narrateur qui ne se comprend pas lui-même ne peut comprendre « l'autre » comme autre.
L'autre, alors, devient ce qu'il pourrait être, lui.
D'ailleurs, le retour dans la civilisation sera catastrophique, comme si on lui reprochait d'avoir goûté à tous les péchés, et il regrette le silence et la paix des Indiens quand il se trouve « entouré d'êtres étranges et problématiques auxquels seule l'habitude ou la convention pouvait faire appliquer le nom d'homme. »
Un passage m'a frappée, c'est l'agonie, après une orgie à laquelle il n'avait pas participé, d'un Indien dont la vertu ne le sauve pas de la mort. « Nos vies s'accomplissent en un lieu terrible et neutre qui ne reconnait ni la vertu ni le crime et qui, sans nous dispenser ni le bien ni le mal, nous anéantit, indifférent. »
Passage parmi d'autres, car chaque page du livre est souligné, tellement la prose de ce grand, très grand écrivain penseur m'a enthousiasmée.  
Conclusion rapide, celle de Chrystèle @HordeDuContrevent : « Ce livre est un diamant. » 
Commenter  J’apprécie          5745
« … au-delà, se trouvent les androphages, un peuple
à part, et plus loin encore c'est le désert total… »

Cette phrase de Hérodote que l'on trouve en épigraphe au début du roman ne pourrait pas être mieux choisi, tant il est vrai que cette oeuvre est comme une porte entre deux mondes, le monde civilisé et le monde brut des Indiens, entre le rêve et le cauchemar, l'illusion et la réalité, la bestialité et l'harmonie, le vrai et le faux-semblant.

Considéré comme un petit bijou de la littérature latino-américaine, ce court roman attendait depuis longtemps sur mes étagères que je lui accorde quelques jours d'attention. C'est chose faite et je suis ravie d'avoir enfin découvert ce grand écrivain argentin.
Je ne parle pas souvent des traducteurs, essentiels pour nous permettre l'accès aux auteurs étrangers, je vais donc en profiter pour souligner la superbe traduction de Laure Bataillon qui a d'ailleurs reçu pour ce livre, un prix récompensant son travail.

*
« L'ancêtre » est tiré d'une histoire vraie, celle de l'expédition de Juan Díaz de Solís qui, en 1515, quitte l'Espagne et débarque sur les rives du Río de la Plata. Les marins vont être massacrés par une tribu indigène cannibale. Un seul va en réchapper, il s'appelle Francisco del Puerto.
Le jeune mousse fait prisonnier vivra avec ce peuple jusqu'à ce qu'il soit relâché dix ans plus tard lorsque le bateau de Sebastián Cabot naviguera à proximité du village.

*
Ici, dans l'Espagne du XVIème siècle, un vieil homme, autrefois marin, écrit ses mémoires.
Le passé remonte le fleuve du temps, subtil dans le choix des mots, nostalgique dans la résurgence de ces souvenirs encore très forts.

« À présent que je suis en train d'écrire, que les grattements de ma plume et les grincements de ma chaise sont les seuls bruits qui résonnent, nets, dans la nuit, que ma respiration inaudible et tranquille soutient ma vie, que je peux voir ma main, la main fripée d'un vieillard, glisser de gauche à droite et laisser une traînée noire à la lumière de la lampe, je m'aperçois que, souvenir d'un événement véritable ou image instantanée, sans passé ni avenir, fraîchement forgée par un délire paisible, cet enfant qui pleure en un monde inconnu assiste, sans le savoir, à sa naissance. On ne sait jamais quand on naît … »

Enlevé par des Indiens alors que tout l'équipage est exterminé, le jeune homme raconte sa vie comme captif. Pendant dix ans, il va vivre à leur côté, partager leur quotidien et comprendre peu à peu leurs coutumes, leurs traditions, leur mode de vie et les raisons de sa captivité. Il va être témoin de scènes de cannibalisme, de folies orgiaques et d'étranges ébats sexuels.
Sa propre vision du monde sera alors ébranlée dans ses fondements, car c'est une nouvelle vie qui commence pour lui, comme une seconde naissance.

*
Malgré le petit nombre de pages, c'est un roman qui n'est pas toujours facile à lire. En effet, le style dense et riche en métaphores, l'absence de chapitre et les longs paragraphes, l'alternance entre narration et réflexions philosophiques laissent peu de respiration et demandent de l'attention.

Pourtant, j'ai été séduite par l'écriture immersive et intense, poétique et mystique de Juan José Saer qui se délie en de longues phrases. L'atmosphère de ce roman y est étrange, flottante : je me suis sentie attirée par ce monde inconnu, archaïque, sombre, brutal, voire glauque et obscène, mais aussi envoutée par cette langue qui m'a rappelé celle de José Saramago. Ce livre est saisissant, tant par les images visuelles très fortes, celle d'un homme qui meurt sur la plage, ou encore de scènes d'anthropophagie, que par cette impression d'irréalité et cette atmosphère fascinante qui enrobe les souvenirs de l'homme.

« L'inconnu est une abstraction ; le connu, un désert ; mais le connu à demi, l'entr'aperçu, est le lieu parfait où faire onduler désir et hallucination. »

On est donc loin du roman d'action : « L'ancêtre » est plutôt un roman introspectif et mélancolique d'une grande réflexion philosophique sur la perception du monde et la vérité, sur le sens de la destinée humaine et l'identité, sur les souvenirs et la mémoire, la solitude et le mensonge.

« … le souvenir d'un fait n'est pas une preuve suffisante de son avènement véritable… »

Il y a également des passages intéressants sur le pouvoir du langage, la polysémie des mots, sur la communication avec les autres.

*
Pour conclure, « l'Ancêtre » est une belle découverte, à la fois roman d'aventure, ouvrage historique, fable philosophique et récit initiatique. La prose de Saer est belle, mélodieuse, égrenée de magnifiques phrases sur la beauté et la fragilité de leur monde, sur l'hypocrisie du notre.

« le seul savoir juste est celui qui reconnaît que nous savons seulement ce qui condescend à se montrer. »

Une oeuvre forte qui mérite d'être lue et relue.
Commenter  J’apprécie          5729
J'ai découvert le grand écrivain argentin Juan Jose Saer (1937-2005) avec L'Enquête que je vous recommande. L'Ancêtre (1983) est un peu plus difficile d'accès je trouve mais c'est un roman riche et envoûtant.

On est au XVIe siècle vingt ans après la découverte de L'Amérique. le narrateur est un vieillard qui raconte ce qui lui est arrivé alors qu'il était un jeune mousse, orphelin.
Trois navires sont partis d'Espagne explorer un vaste estuaire récemment découvert. le petit mousse est le jouet des matelots. A peine débarqués à terre, le capitaine et les quelques hommes qui l'accompagnent sont massacrés par des Indiens. Un seul en réchappe, le mousse. Fait prisonnier, il est accueilli avec beaucoup de déférence dans la tribu de ses assaillants. Il assiste alors à un étrange et terrible rituel dionysiaque qui se répète chaque année quand les Indiens chassent leur proies. A chaque fois les Indiens laissent un survivant qu'ils nomment « def-gui ». Ensuite les Indiens redeviennent paisibles. le mousse est rendu à son monde dix ans plus tard, à l'occasion d'une autre expédition naviguant dans ces eaux. Il est nu, hirsute, ne se souvient pas de sa langue natale. Plus tard, il a la chance de rencontrer un homme qui l'instruit, lui apprend les langues. A près la mort de cet homme, il devient comédien. Arrivé à la fin de sa vie, le mousse devenu sage se souvient comment, soixante ans plus tôt, il a été amené pendant toutes ces années à partager l'existence d'une tribu d'hommes qui ont bouleversé sa vision du monde…


Le roman n'est absolument pas réaliste. Au début on se croirait dans un grand roman d'aventures se déroulant au XVIe siècle, une épopée avec de superbes descriptions poétiques. Mais le narrateur anonyme est étrangement serein pour un héros. Il semble planer au dessus-des événements comme dans un rêve ouaté. Arrivés chez les Indiens, au coeur des ténèbres, on se sent moins dans un roman que dans une sorte de documentaire anthropologique à la Levi-Strauss avec pour témoin ce mousse improbable que les Indiens appellent def-gui avec une grande déférence. le gamin est en quête d'un père, d'une famille mais jamais il n'est intégré ; il est seul avec les matelots, à côté du cercle des Indiens, il n'est pas reconnu parmi les Espagnols non plus. Plus tard, il transforme ses expériences en pièce de théâtre à succès : les spectateurs veulent un récit picaresque, de l'exotisme, des barbares. Ils ne comprennent pas leur altérité et son succès le rebute. Alors il se retire pour écrire ses mémoires.

Je vous encourage à lire ce récit poétique et stimulant.
Commenter  J’apprécie          6013

Citations et extraits (111) Voir plus Ajouter une citation
Les murs blancs, la lumière de la bougie qui fait trembler, chaque fois qu'elle vacille, mon ombre sur le mur, la fenêtre ouverte sur l'aube silencieuse où l'on n'entend que le grattement de la plume et, de temps en temps, les grincements de la chaise, les jambes qui, engourdies, bougent sous la table, les feuilles de papier que, peu à peu, je remplis de mon écriture lente et qui vont s'empiler sur celles déjà écrites en produisant un crissement particulier qui résonne dans la pièce vide : contre ce mur épais vient battre, à moins que ce ne soit une divagation rapide et fragile d'après-dîner, le vécu.
Commenter  J’apprécie          530
De ces rivages vides il m'est surtout resté l'abondance de ciel. Plus d'une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d'un désert. Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les villes, c'est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel. Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l'air libre, presque écrasés par les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d'un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l'incandescence interne.
(incipit)
Commenter  J’apprécie          404
Quand nous entrâmes dans le fleuve sauvage qui formait l’estuaire – je sus par la suite qu’ils étaient plusieurs –, nous naviguâmes quelques lieues, mettant en émoi les perruches qui nichaient dans les escarpements de terre rouge, évitant à peine le lent grumeau des caïmans sur les rives marécageuses. L’odeur de ces fleuves est sans égale au monde. C’est une odeur des origines, de formation humide et laborieuse, de croissance. Sortir de la mer monotone et pénétrer dans ces eaux fut comme descendre dans les limbes de la terre. Il nous semblait presque voir la vie se refaire à partir des mousses en putréfaction, la boue végétale couver des millions de créatures sans forme, minuscules et aveugles.
Commenter  J’apprécie          399
On ne sait jamais quand on naît : l'accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d'autres naissent à peine, d'autre mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables d'épouser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s'ils possédaient une réserve inépuisable d'innocence et d'abandon.
Commenter  J’apprécie          482
Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, vient du néant à cause de ma condition orpheline, j'étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu'est une famille ; mais cette nuit- là, ma solitude, déjà grande, devint d'un coup démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse, le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir.
Commenter  J’apprécie          444

Video de Juan José Saer (3) Voir plusAjouter une vidéo

Juan José Saer : le fleuve sans rives
Olivier BARROT présente le livre de Juan-José SAER, "le fleuve sans rives"(JULLIARD). BT photos de l'Argentine.
>Littérature (Belles-lettres)>Littérature espagnole et portugaise>Romans, contes, nouvelles (822)
autres livres classés : argentineVoir plus
Les plus populaires : Littérature étrangère Voir plus


Lecteurs (949) Voir plus



Quiz Voir plus

Quelle guerre ?

Autant en emporte le vent, de Margaret Mitchell

la guerre hispano américaine
la guerre d'indépendance américaine
la guerre de sécession
la guerre des pâtissiers

12 questions
3125 lecteurs ont répondu
Thèmes : guerre , histoire militaire , histoireCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..