Si on connaît assez les écrivains par leurs oeuvres romanesques, ou bien par leurs
Mémoires, quand ils en ont laissé, la lecture de leur correspondance apporte également un grand nombre d'informations sur leur intimité, leurs convictions et les raisons – ou non-raisons – de leur engagement.
Saint-Exupéry, particulièrement, se livre dans ces lettres adressées à des proches, sur l'état d'esprit qui est le sien entre 1939 et 1945 : sa position intellectuelle face au conflit, la relation compliquée qu'il noue avec les différentes forces de résistance, sa méfiance envers les politiques, son inquiétude, et la solitude profonde qu'il éprouve, malgré le succès littéraire, et malgré les multiples conquêtes féminines.
Petit rappel biographique : mobilisé en 1939 (il a trente-neuf ans), il participe au fameux raid d'Arras (qui inspirera «
Pilote de guerre ») puis c'est la débâcle et l'Armistice. Il veut continuer le combat et part pour les Etats-Unis (il espère vivement leur entrée dans le conflit).
Il ne prend parti pour aucun des chefs de la Résistance (ni Giraud, ni
De Gaulle) ce qui lui occasionne l'hostilité des Français expatriés. Pour prouver qu'il a encore la volonté de combattre il rejoint son ancienne unité, en Algérie puis en Corse. C'est de là que le 31 juillet 1944, il partira pour sa dernière mission.
Ces « Ecrits de guerre » (préfacés remarquablement par
Raymond Aron) sont un ensemble de documents disparates, certains connus, d'autres parfaitement inédits, qui retracent un itinéraire, la plupart du temps douloureux et inquiet : le divorce s'installe entre sa fervente envie de se battre pour son pays et les difficultés nées des divergences d'opinion de ses contemporains. S'ajoute à cela une angoisse métaphysique qui est bien entendu personnelle, mais prend une dimension universelle, notamment dans la très belle « lettre au Général X » :
« Ainsi je suis profondément triste – et en profondeur. Je suis triste pour ma génération, qui est vidée de toute substance humaine. Qui n'ayant connu que le bar, les mathématiques et la Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd'hui entassée dans une action strictement grégaire, qui n'a plus aucune couleur. On ne sait pas le remarquer ».
En plus des lettres écrites par l'écrivain, ce recueil regorge de témoignages de personnalités qui ont côtoyé Saint-Ex pendant toute cette période : des militaires et des civils, des intimes et des camarades de combat, des écrivains, des hommes et des femmes, des Français et des Américains… Ce faisceau de témoignages nous fait voir un Saint-Ex que l'on devinait mais que l'on imaginait mal : non, Saint-Ex n'était pas un chevalier de l'ancien temps, c'était un homme pétri de contradictions, incessamment en quête d'absolu, avide de fraternité (à donner et à recevoir), torturé également par la nostalgie de l'enfance, et éternellement inquiet sur le sens du devoir et celui de son engagement.
Saint-Ex était un homme de mystères : son oeuvre donnait un portrait de lui, les «
Lettres à sa mère » en donnaient un autre, ces « Ecrits de guerre » en donnent encore un autre, et sa vie, vécue si intensément, avec cette fin toujours inexpliquée, en donne un dernier : tous ces portraits se complètent et parfois se télescopent : au total, un homme de notre temps :
Saint-Exupéry avait des ailes, mais ce n'était pas un ange. Sa plume n'était pas une plume d'aigle. Il volait très haut dans le ciel, mais ses pieds étaient enracinés dans la
terre des hommes. Il était visionnaire, mais lucide. Et c'est bien pour cela qu'on l'aime.
Il s'appelait Antoine Jean-Baptiste Marie Roger de
Saint-Exupéry. Ses amis l'appelaient Tonio. Pour nous il est Saint-Ex. Pour l'éternité.