Castor de guerre

Finalement, les autres existent, et pas seulement comme des consciences hostiles, visant la "mort de l'autre", ni comme des "apparences" plongées dans la mauvaise foi et la représentation complaisante de soi.

Pourtant, rien ne va aussi bien qu'on voudrait : il arrive très souvent au Castor "de tomber de son Olympe". Quand elle a bu un verre de trop, elle se met à verser des torrents de larmes, sa "vieille nostalgie de l'absolu" se réveille : et peut-être davantage. Elle se sent vieillir (elle n'a que vingt-sept ans, mais, comme le lui disait Merleau-Ponty, sur ce point aussi elle a toujours été "précoce"). Comme dans ses années d'adolescence à Meyrignac, l'angoisse la submerge et l'horreur de devoir finir. Sartre attribue cette percée métaphysique à l'alcool ; elle, au contraire, soutient que le vin abat les barrières nous protégeant des évidences insoutenables. Il faut pourtant affronter ensemble, essaie-t-elle de se rassurer, "la gaieté d'exister et l'horreur de finir" : dans leur vie à tous deux, l'alcool jouera un rôle considérable, et il n'est pas certain que l'alcool les ait toujours aidé à franchir l'insupportable "basculement" - c'est son mot - de l'un à l'autre.

Mouloudji l'avait trouvée "dure et cassante" : elle est une "femme qui ne mange que de l'essentiel", avait-il dit.

Dans ses Cahiers, le castor pointe sans trembler la contradiction essentielle du mariage : c'est qu'il oblige chacun des deux à renoncer pour l'autre à ce qui lui est "le plus personnel et le plus précieux" [...] "il ne faut pas vivre qu'en fonction de lui. C'est cela qui menace toute femme dans l'amour : elle délaissera d'elle-même tout ce qui n'est pas immédiatement nécessaire à l'autre, elle se contentera d'être pareille à son désir" (p. 69)

Et le résultat est là. Pendant cinquante ans, comme un courant électrique de très haute tension, ils [Sartre et Beauvoir] exercent un pouvoir d’attraction considérable : le temps, l'époque se règlent sur eux. Ce sont des jumeaux prométhéens, leur ambition de refonte est sans bornes : sexe et cœur, hommes, amis, ennemis, adversaires, amours, voyages, évènements, tout doit passer par ce feu pour être. [...] Ils se tromperont souvent, ils feront mal, mais que serait un feu qui ne brûle pas, et qui a jamais songé à toujours donner raison au feu ? Leur œuvre brûle leur vie, leur vie brûle dans leur œuvre, et les deux ne font plus qu'un.