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Critique de Scribophilos



Dans un récent entretien avec Nicolas Truong publié par le Monde, Alain Badiou oppose la satisfaction au bonheur. " La satisfaction, dit-il, n'est pas dépendante de la rencontre ou de la décision. Elle survient quand on a trouvé dans le monde une bonne place, un bon travail, une jolie voiture et de belles vacances à l'étranger". Badiou souligne à quel point le système consumériste incite à confondre satisfaction et bonheur, à réduire le second à la première : " le monde d'aujourd'hui, déclare-t-il, a un modèle fondamental de l'altérité et de l'échange, qui est le paradigme commercial. Nous sommes tentés de ramener tous les rapports à l'autre à une dimension contractuelle d'intérêts réciproques bien compris [...] le consommateur est la figure objective dominante, celle qui fait tourner le monde. Nos maîtres suivent avec angoisse le niveau d'achat de marchandises par les gens. Si, tout à coup, plus personne n'achetait, le système s'effondrerait comme un jeu de quilles. Donc nous sommes enchaînés à la nécessité d'acheter les choses dans leur surgissement, leur nouveauté, leur inutilité foncière ou leur laideur criminelle. " le bonheur, pour Badiou, c'est autre chose : " C'est lorsque l'on découvre que l'on est capable de quelque chose dont on on ne se savait pas capable". Se référant aux sagesses antiques, Badiou oppose au stoïcisme et à l'épicurisme, où il décèle "un élément d'égoïsme foncier", le platonisme qui, commente Nicolas Truong, "affirme qu'un soleil brille au-dessus du théâtre d'ombres de notre caverne, puisque, comme le dit Rimbaud, "la vraie vie est absente ". " Tu peux, donc tu dois ", telle est la devise d'Alain Badiou. "Aie le courage de te servir de ta volonté pour qu'advienne cette puissance dont tu ne te sentais pas capable." Quelles que soient les circonstances, "ce que l'on a voulu et décidé a une importance capitale. Depuis, j'ai presque toujours été rebelle aux opinions dominantes parce qu'elle sont presque toujours conservatrices".

Indépendamment du lien que Badiou établit entre bonheur et altruisme, l'importance qu'il attache à l'expérience bouleversante de la rencontre amoureuse, qui est pour lui le paradigme de l'expérience décisive qui change notre vie sans recours, on peut noter que sa conception du bonheur a aussi à voir avec la découverte par un individu de sa vocation personnelle. Lui-même évoque avec émotion sa découverte du théâtre, grâce à la rencontre avec un de ses profs de français au collège. "Dans l'acte du comédien, il y a la décision miraculeuse d'assumer le risque d'une exposition intégrale de soi. Grâce à mon professeur de 4e, j'ai rencontré tout cela. le théâtre a été ma vocation première. Et j'y reviens toujours. "

Tu peux, donc tu dois ? Ou bien tu dois, donc tu peux ? On pourrait le dire d'autres manières encore. J'opterais pour ma part, pour un "Tu veux passionnément, donc tu peux ". Mais ne renonce jamais à ce qui, pour toi, est la merveille de la vie, à tout cela qui, dit encore Badiou, " vous met dans une situation vitale magnifique et périlleuse". Ne cesse pas de vouloir ce que tu veux.

C'est à quoi je songeais en feuilletant le beau roman de James Salter, L'Homme des hautes solitudes ( Solo Faces ) . Nous faisons la connaissance de Rand, le héros du récit au premier chapitre où, pour une poignée de dollars (trois de l'heure exactement), il remplace, avec un copain les voliges du toit d'une église californienne. Jusqu'au moment où le copain glisse sans pouvoir se retenir mais : " Il sentit quelque chose sur son bras. Une main. Elle s'immobilisa à la hauteur de son poignet.
-- Tiens bon. "

Rand vit dans un quartier excentrique plutôt miteux de Los Angeles avec Louise. Ce n'est pas l'amour toujours, ça durera ce que ça durera, jusqu'au jour où ils se seront lassés l'un de l'autre :

" Oui, en ce temps-là,il l'aimait bien. Elle était caustique, elle était pâle. Elle désirait être heureuse mais ce n'était pas possible car cela l'aurait dépouillée de son être -- ou de ce qui resterait quand Rand serait parti comme les autres. ". Louise a un fils, Lane, qui, selon elle, "n'arrivera jamais à grand-chose", un garçon "lent et indéchiffrable comme s'il vivait dans un rêve". Comme nous tous, peut être.

Puis, un petit matin, Rand réveille Lane. " -- Viens ".

Dans le coffre de la voiture, des chaussures de marche, des cordes, un sac à dos.

Je ne suis jamais allé en Californie. Mais j'ai appris sur Internet que Banning, à quelque distance de Los Angeles, est une ville située dans le San Bernardino Pass, qui donne accès à de hautes chaînes de montagnes, culminant à plus de 3500 m au mont San Bernardino. Il n'y a pas que la vallée de Chamonix au monde, ni l'Himalaya. Mais les montagnes qui surplombent Chamonix, ou le massif de l'Everest, sont des montagnes mythiques pour tous les alpinistes du monde ; le mont San Bernardino , non. Tous les alpinistes du monde sont fascinés par les Drus, Rand comme tous les autres.

Mais c'est dans le secteur du mont San Bernardino que Rand, renouant, une fois de plus avec son irrépressible vocation, a emmené Lane, pour escalader, par une voie très raide, une haute crête du coin. Pour y retrouver, par hasard un ami, un type dans son genre, Jack Cabot, un premier de cordée, comme lui. Les esprits taillés sur le même patron sont faits pour se rencontrer dans des lieux d'élection.

Le roman de James Salter n'est pas un roman réaliste, au sens où on l'entend généralement. Par exemple, un autre romancier que lui se serait attaché à nous donner des précisions sur les moyens d'existence de Rand. parce que, remplacer les voliges d'un toit d'église à trois dollars de l'heure, ça n'est pas le Pérou. On a un peu l'impression qu'il vit aussi aux crochets des femmes qui, l'une après l'autre, partagent sa vie. On se dit aussi qu'il doit toucher une petite pension d'ancien marine ( s'il est vrai que, comme il le raconte à Louise, il a été dans les Marines, mais peut-être a-t-il inventé cet épisode de sa vie, au lieu de lui raconter comment il a vraiment vécu, avant de la rencontrer, quels autres combats il a menés, sur lesquels il restera étrangement muet, comme si cela ne concernait que lui, comme si c'était un expérience trop intime, presque indicible, pour être racontée). Mais les ressources financières de Rand, on s'en fiche un peu, et Rand s'en fiche aussi, parce qu'au fond on finit par trouver de l'argent, quand on veut vraiment quelque chose, qui seul compte. Tu veux, donc tu peux. le roman de James Salter nous parle de la puissance irrépressible du désir, qui ne renverse pas les montagnes, certes, mais qui vous les fait gravir.

C'est ainsi que, sans que le romancier daigne nous donner des explications sur les péripéties qui l'y ont amené, Rand se retrouve dans la vallée de Chamonix, et c'est là que, pour lui, les choses sérieuses vont commencer -- ou recommencer . Et les choses sérieuses s'appellent la pointe Lachenal, le pilier du Frêney, le Triolet, les Droites, l'aiguille de Blaitière et, bien sûr, les Drus, en attendant l'éperon Walker des Grandes Jorasses.

Je ne sais pas si James Walker a pratiqué lui-même l'alpinisme dans les conditions extrêmes qu'affectionne son personnage ; en tout cas la description de ces escalades où la moindre erreur ne pardonne pas est d'une vérité et d'une intensité fascinantes. Pendant que Rand gagne une célébrité passagère en sauvant une cordée d'Italiens en perdition dans les Drus, son ami Cabot manque de se tuer à l'Eiger.

Tu veux, donc tu peux. de cette joie dont parle Alain Badiou et qui naît d'atteindre ce qu'on a toujours voulu atteindre, James Salter nous donne sa version . Dans la face Nord glacée du Triolet, Rand " progressait méthodiquement, un piolet à chaque main, bientôt prisonnier du rythme de ses gestes. L'idée qu'il pourrait glisser -- et il aurait alors dévalé la pente lisse comme une surface de verre -- ne lui vint à l'esprit qu'au sommet où il avait déjà atteint une altitude élevée. Et lui vint d'une étrange manière. Il faisait une pause, les pointes avant de ses crampons enfoncées d'un bon centimètres dans la glace. Un centimètre d'assurance suffisante. Quand il en prit soudain conscience, il fut envahi d'une sorte de félicité. Jamais il ne s'était senti aussi invulnérable. comme si la montagne l'avait ordonné et qu'il eût accepté le sacrement.
Tenu par une dérisoire pointe de métal, il se sentait heureux, maître de toutes les difficultés, de toutes les terreurs."

Toujours plus haut. Toujours plus difficile. A l'extrême limite. En solitaire ou en duo. Lorsqu'à l'éperon Walker, Rand échoue à atteindre le sommet, l'heure du retour en Californie a sonné . Tu veux, mais tu as beau te dire que tu peux, cette fois la montagne a été la plus forte.

Entre deux escalades, le retour au plancher des vaches est le retour à la médiocrité, à l'insignifiance. Célébrité de quelques jours, virée à Paris, bavardages, aventures sans lendemain. Les femmes n'auront été dans l'existence de Rand que des distractions, agréables, certes, mais passagères. La passion est réservée à la montagne. Passion d'hommes. C'est là que l'altruisme de Badiou en prend un coup. L'étroite fraternité sacerdotale des grimpeurs n'admet que de rares égaux, qu'ils soient redescendus vivants, ou qu'ils aient péri au pied de quelque paroi, ou qu'ils en soient sortis paraplégiques, comme Cabot, à qui Rand un soir, propose une partie de roulette russe passablement désespérée, avant de reprendre, dans les Rocheuses, ses expéditions solitaires. Comme si la montagne n'adoubait que les aventuriers solitaires.

Solitaires toujours ? Voire. le rôle de premier de cordée n'est pas mal non plus. A la fin du livre, sa plus récente compagne lui dit :

" -- J'ai besoin de quelqu'un en qui je puisse avoir confiance. ( Elle ne le regardait pas, elle contemplait fixement le plancher. ) Besoin d'éprouver quelque chose. Mais, avec toi, on a un peu l'impression d'être suspendu dans le vide.
-- Suspendu dans le vide, répéta-t-il.
-- Oui.
-- Dans ce cas, ce qu'il faut faire, c'est se cramponner. ne pas avoir peur.
-- Tu crois ?
-- Je ne peux pas t'en dire plus.
-- Se cramponner...
-- C'est ça. "

L'escalade extrême comme leçon de vie ? Modèle à suivre? Pourquoi pas ? Il en vaut bien d'autres. Je crois qu'il plairait à Badiou, bien que cette façon d'envisager le bonheur paraisse peu altruiste et assez indifférente aux injustices du monde. Conservatrice même : a-t-on jamais vu un alpiniste souhaiter que changent ses chères montagnes ? Mais la passion peinte par James Salter n'est pas, en tout cas, une de ces passions tristes dont parlait, je crois, Spinoza.

Quand même, ils nous piquent tout. Depuis le Premier de cordée, de Frison-Roche, nous pensions que le massif du Mont-Blanc était notre propriété littéraire. Et voilà que cet Américain (qui vient de mourir) signe un des romans sur l'alpinisme les plus beaux, les plus intenses, les plus poignants qui soient. Décidément ces romanciers américains nous font mesurer la petite médiocrité franco-française de notre production littéraire hexagonale (j'en excepte un Houellebecq, un Michon, une Angot, un Patrick Deville). Quelle extraordinaire floraison de chefs-d'oeuvre ! Quelle vitalité ! Quel souffle ! Prête-moi ce Salter que je n'ai pas lu. Moi je te prêterai ce Russell Banks que tu ne connais pas, et ainsi de suite. Vive le roman américain !


James Salter , L'Homme des hautes solitudes, traduit par Antoine Deseix ( Editions de l'Olivier / Points )
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