Bernard Wallet (BW), le compagnon de
Lydie Salvayre, a créé et dirigé les éditions Verticales, après avoir travaillé chez Denoël et Gallimard. L'édition, la littérature, les voyages, ont été sa vie. Un mauvais jour, il perd la vue. Comment un couple, elle écrivain et lui éditeur, réussit-il à traverser une épreuve pareille ? D'une opération chirurgicale à l'autre, du fond de son obscurité, l'éditeur commence à parler, à délivrer ses secrets de jeunesse, ses noirs souvenirs enfouis, et l'écrivain prend des notes, les transcrit, leur donne forme, les reliant petit à petit à ce qu'elle sait de lui depuis qu'elle partage sa vie. Au bout de la nuit, BW retrouvera une vue suffisante pour lire :
"Nous lirons donc, Nous y emploierons le temps qui nous reste à vivre"
J'ai mis roman dans le titre de mon billet, parce que l'auteure elle-même emploie le terme en quatrième de couverture :
"Ce livre, écrit à vif, est le roman de cette traversée."
C'est un roman d'amours : amour de la fuite (fugue adolescente, voyages lointains et solitaires, ruptures), amour de la course à pied (records d'athlétisme), amour des hauteurs (sommets himalayens), amour des bêtes (sauf les chiens), amour du voyage (les odysées : Turquie, Iran, Afghanistan, Inde, Cachemire, Népal, Irak Syrie, Liban), amour du risque (Beyrouth 1978 dont il garde les stigmates, au sens propre), amour de la littérature (la vraie), etc.
On le sait bien, toutes les amours ne sont pas des amours heureuses, et pire que tout : les histoires d'amour finissent mal en général. Les ruptures, ça aussi c'est son trip à BW. Pas le genre à être planté, c'est lui qui se trisse. Enfin ça c'était avant Lydie. Sans que cela soit écrit vraiment, on ressent dans la narration que depuis vingt-cinq années qu'ils se connaissent, il s'est apaisé, socialisé, domestiqué. Ce sont aussi de petites touches de complicité conjugale, des annotations quotidiennes, des moqueries et des petites piques répétitives, qui émaillent les récits monologués de l'éditeur-routard et adoucissent (féminisent) la violence du compte rendu des expériences qu'il a vécues, parfois extrêmes, insupportables.
A un moment, à l'occasion d'une digression, LS jusqu'ici très en retrait, mêle tout à coup sa voix à celle de BW, prend la parole et passe devant lui ! C'est pour dire qu'au moins sur un point, ils se ressemblent ! LS analyse abondamment leur commune maladresse à s'exprimer en public et conclut :
"Comment se défait-on de cette inaptitude ? Notre amour démesuré pour les grâces de l'écrit serait-il le revers triomphant de notre balourdise orale ? Son remède ? Sa vengeance ?
Possible. Possible."
Loué soit ce handicap dont souffrent le personnage et son auteur. D'autres nous auraient balancé un épais document-témoignage-de-vie mal ficelé, re-writé à partir de la captation audio d'entretiens impersonnels avec un journaliste stressé, et publié sous la couverture illustrée d'un ciel plein de cerf-volants. Tout
le contraire de BW.
Je termine cette chronique par des extraits qui illustrent les motifs du renoncement à l'édition de
Bernard Wallet. Ils sont terribles, clairvoyants, déchirants, et tout à fait en ligne avec ce que
Marc-Edouard Nabe écrit de son côté, sur un autre ton et avec d'autres moyens, c'est tout.
"[...] BW vomit la tiédeur et, par-dessus tout, la tiédeur littéraire, qu'abondamment l'on nous prodigue, s'énerve-t-il, avec laquelle on nous gave, avec laquelle on nous compisse, avec laquelle on nous conchie. Mais parce que (voix forte et mains nerveuses), mais parce que nous le voulons bien, parce que nous voulons bien que la littérature crève au profit de cette tiédasserie qu'on ose appeler littéraire et qui en est sa caricature et, de plus, sa pire ennemie.
Tu es fâché ?
Je déplore, dit BW avec humeur, que les grosses structures d'édition littéraire ne sachent rompre avec les causes du malaise. Je déplore qu'elles se comportent de façon aussi démodée.
Démodée ?
Qu'elles continuent de sacrifier la qualité (qui est l'avenir de la littérature et sa raison d'être) sur l'autel de la finance (qui est sa raison de crever).
Je déplore, ajoute-t-il qu'elles n'aient trouvé, en fait, d'autre issue que le désastre.
Qu'appelles-tu désastre ?
J'appelle désastre, dit BW dont la colère monte, j'appelle désastre ce phénomène qui organise nationalement ou mondialement le plébiscite d'un livre en s'appuyant sur sa médiocrité. J'appelle désastre (crescendo) cette pratique qui constitue à mesurer la force bouleversante d'un roman à sa force de pénétration dans les supermarchés. J'appelle désastre (rinforzando) le règne exclusif du livre dit lisible et l'écrasement complet du livre illisible, pour reprendre les paroles de
Roland Barthès."
Et plus loin, sur le génie littéraire :
"Tu vas m'objecter, dit BW qu'on ne peut plus arrêter, tu vas m'objecter que certains écrivains publiés par mes soins ont obtenu quelque succès. Petites victoires avant la déroute à venir, dit BW, décidément fort pessimiste ce matin. Mais ceux que le public s'entête à ignorer ? Mais les cinglés, mais les rétifs, mais ceux qui vont trop loin, ou à rebrousse-poil, ou contre, ou qui se montrent insoucieux par orgueil ou révolte (deux traits qui souvent, paraît-il, se combinent), qui se montrent insoucieux de l'opinion commune et de l'esprit du temps ?
Je sais déjà ce que tu vas me rétorquer. Qu'il n'y a que deux ou trois génies par siècle, et que cela suffit. Je suis loin d'en disconvenir. Mais il y faut une condition : c'est que le système en place permette de découvrir ces deux ou trois génies au milieu du fatras général. Or le travail de découvreur est un travail coûteux. Lent et coûteux. Trop lent et trop coûteux, sans doute aux yeux de nos comptables. Et il se trouve que c'est le mien. (Pensivement.) Que ce fut le mien."
Une dernière phrase enfin, pour taguer
Bernard Wallet :
"Je veux des malheurs nouveaux."
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