Arpenteurs de sommets grandioses, adeptes de longues et hautes traversées de crêtes enneigées, n'espérez pas trouver dans ce livre une épopée montagneuse digne des conquérants de l'Everest ou de l'Eiger. Non, au fil des pages, l'auteur et ses comparses -non pas curés mais séminaristes- pleins d'allant, connaissent les joies les plus simples, et donc les plus belles, en découvrant la montagne, tels de jeunes cabris maladroits.
A la veille des grands drames de la seconde guerre mondiale, Jean entraîne derrière lui deux compagnons pour se frotter à la verticalité, eux qui sont, par nature et par fonction, déjà portés vers les hauteurs.
Ces hommes de Foi, ne manquant pas d'esprit, vont vivre lors de ces premiers séjours en altitude, leur plus grande aventure, car il s'agit des premières fois. Premières montées, premiers rappels, premières chutes, premiers coups de piolet, premières crevasses et avalanches...bref, ils découvrent, et par là, vivent pleinement la montagne, en simples novices. C'est ainsi, en en prenant « plein les dents » pourrait-on dire, qu'ils en prennent plein les yeux.
Avec un humour auréolé d'une finesse de langage, Jean Sarenne nous fait part de ses toutes premières expériences, que ce soit avec les crampons ou avec les skis, il perfectionne son apprentissage de la loi de la gravité, et de l'humilité.
On sourit donc souvent en accompagnant ces jeunes hommes à la noire soutane sur les chemins blancs de l'Oisans, et on se prend même à rire tant l'auteur, qui ranime ici ses souvenirs de jeunesse facétieuse, fait preuve d'un sens de l'autodérision propre à exciter nos zygomatiques.
L'auteur confesse, lui qui connaîtra une vraie vie d'alpiniste, que ses plus beaux souvenirs de montagne, restent ces premières aventures. Il nous rappelle ainsi une grande vérité: ce n'est pas tant le but à atteindre qui compte, mais le chemin que l'on prend pour l'atteindre. Et lorsque ce chemin est pris pour la première fois, son souvenir s'imprime en nous comme une trace inaltérable.
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Rien n'est aussi énervant qu'un dormeur qui ronfle. Je vois en lui l'ennemi numéro un de l'alpiniste. Vous êtes mal à l'aise sur un bat-flanc inconfortable, vous êtes un peu excité par la fatigue, et préoccupé par la course du lendemain, vous savez qu'il vous faut du repos, au moins quelques heures de sommeil. Avec méthode vous cherchez à vous endormir, et à côté de vous un monsieur s'amuse à vous en empêcher. Quand il devine que son bruit dvient familier et supportable, il le change. Toutes les ruses lui sont bonnes. Il sait varier ses effets. Il ronfle du nez, puis de la gorge. ; il s'amuse à faire croire qu'il fume la pipe, il fait "Hrrrr, pfue, hrrr, pfue", puis d'un seul coup il s'étrangle il râle, on croit qu'il va trépasser, on a peur qu'il y reste et on l'espère en même temps, et ça recommence. Parfois il pousse l'astuce jusqu'à faire croire qu'il en a assez. On n'entend plus rien. On savoure ce silence, on se dépêche de le mettre à profit pour devenir enfin inconscient, mais l'ennemi guette et, au bon moment, il revient à la charge. Quand il s'arrête à nouveau, l'inquiétude qu'il recommence empêche de mettre à profit la période de répit, et l'on rage à la pensée que l'importun profite d'un bonheur qu'il vous interdit.
Pour mon premier coup de piolet je voulus prendre une pause avantageuse. Je n'avais jamais vu "tailler", mais j'avais vu en Chartreuse des bûcherons abattre des arbres. Leur attitude m'inspira. La jambe gauche en avant, solidement planté sur le pied droit en contrebas, je brandis à deux mains mon piolet. Je le tenais par l'extrémité du manche un peu comme une hache. Je pris mon élan, et vlan! le piolet s'abatit. Il fit "dzimm" et j'eus toutes les peines du monde à le retenir. Heureux d'être en mouvement il voulait fuir vers la vallée. Sa pointe avait tout simplement glissé sur la surface lisse et dure de la glace. Il me fit pivoter sur moi-même et j'eus très peur quand je me rendis compte que son but semblait être la tête de Jo qui, derrière moi, suivait la manœuvre. Heureusement pour lui, l'ami sut s'effacer en marmottant quelque chose.
Jo finit par renoncer. Il "déchaussa" et bravement me suivit à pied. Son derrière avait beaucoup souffert. En effet, à mesure que nous descendions, la couche de neige perdait de son épaisseur. Son rôle amortisseur avait diminué en proportion. À mon tour je m'en rendais compte. Mon bâton gauche se coinça dans une fente de rocher. La dragonne me retint par la main, mes pieds s'envolèrent, et quand je fus à l'horizontale, ne sachant plus que faire, je me vis obligé de reprendre contact avec l'Alma Mater. Ce fut douloureux.
La lune va paraître. Invisible encore, elle nimbe d'argent la crête des Grandes Jorasses. Une clarté laiteuse emplit l'espace. Elle s'intensifie en s'épaississant, comme si elle était plus un fluide que de la lumière. Il fait bon communier à cette beauté. Le Père a bien su faire les choses pour la joie de ses enfants. Comme la vie paraît bonne après les coups durs!
La vue de Jo gesticulant à une fenêtre du train me réconforta. Je crus à une manifestation d'amitié. Le convoi en s' ébranlant mis les choses au point. Je dus piquer un bon cent mètres pour le rattraper. Je cours vite, ai-je dit, mais deux skis, sans parler des bâtons, suffisent pour transformer la meilleure foulée en trottinement de femme affligée de jupes courtes et étroites.