Il est dans la nature du mal de s’insinuer dans tous les ordres, dans la mesure du possible : toute créature a certes le droit de vivre dans l’ambiance que la nature lui a assignée, mais chez l’homme ce droit donne lieu aux vices d’extériorité, de superficialité, de mondanité, bref d’« horizontalité » naïve et irresponsable. Mais l’écueil n’est pas seulement dans l’ambiance tentatrice, il est déjà dans la condition humaine en soi, et c’est l’abus de l’intelligence : on pourrait le caractériser par les termes de titanisme, d’icarisme, de babélisme, de scientisme, de civilisationnisme. Au demeurant, il n’y a pas d’excès qui n’ait sa source indirecte dans quelque vérité ou réalité : ainsi, le nihilisme et le désespoir pourraient se référer, bien abusivement, à l’illusion universelle ; ou disons à l’aspect d’illusion de la projection cosmogonique. D’une manière inversement analogue, l’aspect d’identité, qui réduit - ou ramène - Maya à Atmâ, donne lieu, indirectement et caricaturalement, à l’« autolâtrie » de certains pseudo-védantins, et aussi à l’idolâtrie en général ; on prend l’image pour la chose réelle, le moi empirique pour le Soi immanent, le psychique pour le spirituel ; quod absit.
L’homme, avons-nous dit, a été mis dans le monde pour qu’il y ait quelqu’un qui puisse retourner à Dieu. C’est ce que suggère, parmi d’autres signes, cette théophanie « surnaturellement naturelle » qu’est le corps humain : l’homme étant imago Dei, son corps symbolise nécessairement le retour libérateur à l’origine divine, et en ce sens il est « souvenir de Dieu ». Il est vrai que l’animal noble - tel le cerf, le lion, l’aigle, le cygne - exprime lui aussi tel aspect de la divine majesté, mais il ne manifeste pas le retour libérateur de la forme à l’essence ; il demeure dans la forme, d’où son « horizontalité ». Le corps humain au contraire est « vertical », il est un sacrement, qu’il soit masculin ou féminin ; la différence des sexes marque une complémentarité de mode et non, de toute évidence, une divergence de principe. La nudité sacrale - dans l’Inde par exemple - exprime l’extériorisation de ce qui est le plus intérieur, et corrélativement l’intériorisation de ce qui est le plus extérieur ; « et c’est pour cela que, nue, je danse », comme disait Lallâ Yogîshwarî après avoir réalisé le Soi immanent. Les extrêmes se touchent ; la forme naturelle peut véhiculer l’essence surnaturelle, celle-ci peut se manifester par celle-là. (pp. 34-35)
Au début du siècle, à peu près personne ne savait que le monde est malade, - des auteurs comme Guénon et Coomaraswamy prêchaient dans le désert, - tandis que de nos jours, à peu près tout le monde le sait ; mais il s'en faut de beaucoup que tout le monde connaisse les racines du mal et puisse discerner les remèdes... ".
Selon une logique initiale et synthétique, nous dirons que l’intelligence vise le vrai, la volonté le bien, et l’amour le beau. Mais pour parer à certaines objections, force nous est de spécifier que l’intelligence est faite pour connaître tout le connaissable et que par conséquent elle a également pour objet le bien et le beau, et non le vrai seulement ; de même, la volonté vise tout ce qui mérite d’être voulu, donc aussi le beau et le vrai ; l’amour de son côté vise tout ce qui est aimable, donc aussi le vrai et le bien. Autrement dit : au point de vue de l’intelligence, le bien et le beau sont de toute évidence des vérités, ou disons des réalités ; au point de vue de la volonté, la vérité et la beauté sont des biens ; et au point de vue de l’amour, la vérité et le bien ont leur beauté, ce qui est bien plus qu’une façon de parler. (p. 20)
Frithjof Schuon - On his Philosophy