Des écrits d'une sensualité subversive et solaire, singuliers et libertaires.
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Réédition essentielle de l’œuvre intégrale de Jean Sénac, poète éperdu de l’Algérie, qui s’est fait le porte-voix de son indépendance.
Lire la critique sur le site : LaCroix
L’HOMME OUVERT
Cet homme portait son enfance
sur son visage comme un bestiaire
il aimait ses amis
l’ortie et le lierre l’aimaient
Cet homme avait la vérité
enfoncée dans ses deux mains jointes
et il saignait
À la mère qui voulut enlever son couteau
à la fille qui voulut laver sa plaie
il dit « n’empêchez pas mon soleil de marcher »
Cet homme était juste comme une main ouverte
on se précipita sur lui
pour le guérir pour le fermer
alors il s’ouvrit davantage
il fit entrer la terre en lui
Comme on l’empêchait de vivre
il se fit poème et se tut
Comme on voulait le dessiner
il se fit arbre et se tut
Comme on arrachait ses branches
il se fit houille et se tut
Comme on creusait dans ses veines
il se fit flamme et se tut
Alors ses cendres dans la ville
portèrent son défi
Cet homme était grand comme une main ouverte.
Paris, 21 avril 1952
(p.116-117)
LA NUIT D'UN DOUTE
à Mireille et Jean de Maisonseul,
à Reski Zérarti
II
POUR CONJURER LE CHANT FUNÈBRE
1
Il vient un jour où de nouveau
Tu crois
A l'espace, la pierre,
Où le soleil sur tes paupières est une halte de chevreau.
Entre tes cils 12 564 couleurs effervescent, la joie passe
‒ C'est une électricité prodigieuse !
Alors, tu jettes ton vieux linge, ta barbe superflue, tu
chantes
Et les enfants t'écoutent. Ils écoutent le poète Jean Sénac.
Ils disent : "Dans notre livre, il y a une récitation du poète
algérien Jean Sénac."
D'un coup ils ont peuplé les grilles de jasmin. Tu chantes
Pour un peu de clarté commune, car la nation s'est mise
en marche
En toi ‒ comme une moelle ! Tu retrouves le regard
Qui voit,
Celui qui coule dans la terre
Et l'arbre pousse.
Pas forcément les larmes, le regard
De source,
Celui du chant d'oiseau sur le mont reboisé,
L'appelant, l'ouvrier de la force intérieure,
Le regard de dedans qui dehors a son poids
‒ Et sur la terre il tient tout entier !
Tout cela parce qu'un passant t'a mis dans la main
Une phrase,
Parce que sa pupille à la tienne s'ajuste
Comme ces cartes perforées
‒ Et nous savons,
Tu sais que la mort a ce goût de moisissure que tu hais
Dans les chambres humides. D'un cri
Tu laves les carreaux. Tu cries : "Soleil !" Et ton soleil
fidèle
Remonte.
Ensemble nous allons sur le Môle épeler
La ligne tout là-bas qui fait le monde : l'ho
(L'eau !) l'hor (l'or !), l'ho-ri-zon.
Tu recommences tellement le rire est frais dans tes
entrailles :
L'ho (l'aube !), l'hor (non l'horrible, l'oracle !), l'horizon.
Il y a pour ton pas maintenant une courbe.
Allons !
2
Jette à la mer tes sandales de mort !
Un poisson pétille,
Un oursin violet
Sur le sable pille
Toute la clarté.
Regarde, au fond brille
L'algue, le fer et
La vie – e !
Tu jettes dans la mer tes sandales de mort.
Tu sautes, âme folle,
Tu es heureuse,
Tu n'as pas de contrôle,
Tu…
Oui, tu es belle
Comme la Longue Marche !
Comme la victoire du Viêt-nam !
Comme une peinture de Khadda,
Un relief de Martinez,
"L'Arabie Heureuse" de Baya,
Toutes les couleurs de Zérarti.
Comme une aquarelle d'Aksouh,
Un paysage de Maisonseul,
Le Noûn de Benanteur et l'Alif d'un hibou.
…
p.422-423-424
ESQUISSE D'UN CORPS TOTAL
1
Le jour commence entre tes dents, à peine balbutié, fenêtre
Sur la mer. Soleil sur tes lèvres : la plage
Où le poème s'étend.
Voici notre été. Je ne fais
Que transcrire le bourdon gracile de ton corps.
(Je pense à ces fêtes sur les collines arides de Bou Saâda,
À ces processions dans les presqu'îles espagnoles.)
Mais le jour commence et je sais
Que là tu es vivante
Dans le galbe de mes syllabes,
Le colin-maillard de mes rythmes.
Prendre ta main c'est presque tracer le poème.
Prendre ta main c'est mettre sur leur fusée porteuse
Les outils de notre conscience, les bijoux
Du zodiaque, les couleurs fantastiques que libère
Notre passion – santé de l'hallucinogène !
(Je ne veux pas de LSD, je veux
Ton rire sur le bleu d'Alger !)
Prendre ton rire c'est déplier les phrases,
Les donner au vent, d'un baiser
Les ramener au nord où dans son maillot bleu
Le poème s'apprête à sauter sur le digue.
(Dans l'euphorie des fritures nous touchons presque des
lèvres le bonheur
— Presque…)
Avons-nous jamais su que l'imagination
Est l'insecte qui troue le poème, notre chair, l'horizon,
Un froid destructeur sans élytre ?
Avons-nous jamais su combien de décombres et d'horreurs
Entrent dans le bleu des dieux, dans le nuage de la mer ?
Que le gâchis s'éternise au détour d'une image,
Bouche le cœur, et la rue tremble comme une eau trouble,
La voix s'envase, le diamant n'est plus qu'un stylet.
Mais tu reprends le mot à sa plaie et tu chantes,
Tu ouvres sur nos incendies la forêt
Ignifuge (lentisques au bord de la mer).
Plus rien n'est redoutable, j'écris.
2
Intervention frémissante, Eros,
Lorsque d'une enjambée tu biffes la plage,
Les baigneurs se retournent, émerveillés,
Jusqu'à ce qu'à nouveau tu jaillisses de l'écume,
Poésie, Corps Total !
27-29 novembre 1966
p.500-501
FATRASIES
Pas plus pesant qu'un seau d'ordures
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau à vermouth
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un saut de cabri
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau d'eau de mer
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de citrons
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un saut dans le vide
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de béton
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau d'écrevisses
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un sceau de Sion
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de poivre
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de fripes
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un sot-l'y-laisse
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de lilas
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de guêpes
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un saut de gouape
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de lune
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un seau de hanches
Je t'invente
Pas plus pesant qu'un sottisier
Que le sceau d'un baiser sur ta gorge éblouie
Je t'invente et me noie dans le seau de ta vie.
9 novembre 1966
p.480-481
LA GRANDE MURAILLE
J'ai vécu, à 45 ans*, dans la misère et le désordre.
A 50 ans, pour ne pas périr, j'ai essayé de voir clair.
A 60 ans, je respire un peu. J'ai décrassé des alvéoles.
Je sais aimer sans mourir chaque matin.
p.738
* Aujourd'hui.
Jean SÉNAC – Le forgeron du soleil (DOCUMENTAIRE, 2003)
Un documentaire d’Ali Akika réalisé en 2003. Présences : Jean Abeille, Rabah Belamri, Robert Llorens, Nathalie Miel, Jacques Miel, Maria Manton, Hamid Nacer Khodja, Kossa Bokchan, Malek Aloula, Nourdine Saadi, Rachid Boudjédra, Jamel Amrani, Pierre Omcikous, Jean-Pierre Péroncel Hugoz et Guy Dugas.