J'aime bien écouter les chroniques de Michel Serres, dans lesquelles il nous livre des réflexions souvent pertinentes. Ici, la quatrième de couverture nous annonce : "Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer." Puis plus loin : "Petite Poucette va devoir réinventer une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d'être et de connaître...", et enfin : "Ce livre propose à Petite Poucette une collaboration entre générations pour mettre en oeuvre cette utopie, seule réalité possible". Quel programme ! Voilà qui promet d'être intéressant.
Hélas, ce court ouvrage ne tient vraiment pas ses promesses. L'auteur y accumule les évidences, il enfonce des portes ouvertes, il ne nous apprend rien : je suis restée sur ma faim.
Tout d'abord, qui est cette Petite Poucette ? Avec Petit Poucet, c'est un terme un peu paternaliste que Michel Serres emploie pour désigner les jeunes, si habiles de leurs pouces pour taper des messages. Car il est ici question de la révolution de l'informatique et d'internet, à laquelle notre société doit faire face, comme elle a dû autrefois s'adapter aux bouleversements entraînés par le passage de l'oral à l'écrit, puis de l'écrit à l'imprimé. le tout début du livre analyse ces mutations de façon assez intéressante. Mais c'est quand on aborde le coeur du sujet que tout se gâte.
Michel Serres se penche avec bienveillance sur la nouvelle génération, et son point de vue est rafraîchissant au milieu de tant de récriminations sur les jeunes que certains rendent responsables de tous les maux. Mais il faut rester lucide dans l'intérêt de Petite Poucette et ses amis, et les aider à tirer profit de cette révolution d'internet.
Pour Michel Serres, internet est fantastique, internet est merveilleux, internet est la solution à tout. Angélisme, naïveté, autosuggestion ?
Petite Poucette bavarde en cours car elle s'ennuie : "Pourquoi bavarde-t-elle, parmi le brouhaha de ses bavards camarades ? Parce que, ce savoir annoncé, tout le monde l'a déjà. En entier. À disposition. Sous la main. Accessible par Web, Wikipédia, portable, par n'importe quel portail." Michel Serres est-il sérieux, lui qui est enseignant, quand il écrit ceci ? Croit-il vraiment que les professeurs soient devenus inutiles puisque tout le savoir se trouve sur la toile ? Oui, on peut tout trouver ou presque en quelques clics, encore faut-il savoir chercher, mais surtout analyser et utiliser intelligemment les données obtenues. Michel Serres croit-il ou veut-il nous faire croire que l'on n'a plus besoin d'apprendre l'orthographe, la conjugaison ou la grammaire puisque tout est sur internet ? Quand on voit le piètre niveau de langue que l'on peut lire un peu partout, qui va jusqu'à rendre certains textes incompréhensibles, j'en doute fort ! Certes, on trouve sur le web toutes les définitions, toutes les règles de grammaire, toutes les conjugaisons, mais cela ne dispense nullement de leur apprentissage, soyons sérieux ! De même, trouver tout le vocabulaire et toute la grammaire anglaise sur la toile ne fera pas de vous un angliciste émérite.
Michel Serres nous vante les mérites de Petite Poucette qui sait si magnifiquement naviguer sur internet. Mais sait-elle prendre du recul par rapport à ce qu'elle y trouve, sait-elle trier le vrai du faux, et plus important encore : sait-elle penser par elle-même ?
Alors, quand Michel Serres envie presque Petite Poucette d'être née à cette époque bénie d'internet, je ne le rejoins pas. Je trouve au contraire que les nouvelles générations sont face à un monde complexe pour lequel ils ne sont pour la plupart pas suffisamment armés. Oui internet est un outil fantastique, qui offre tellement de possibilités à qui sait l'utiliser, mais ce n'est pas cet objet aseptisé qui nous est vanté ici. Internet a bien des défauts, bien des aspects négatifs. Si Petite Poucette n'y prend pas garde, internet peut faire entrer n'importe quelle propagande dans son crâne. Internet peut lui faire gober n'importe quel mensonge. Internet peut paradoxalement la priver de connaissances, en lui donnant l'illusion qu'elle n'a pas besoin d'apprendre. Et plus grave, internet est loin d'être inoffensif : les lynchages médiatiques prennent sur la toile des proportions effarantes, sans parler du douloureux sujet de personnes (souvent jeunes) poussées au suicide suite à des propos ou photos propagés sur la toile.
Alors, oui, vive internet ! Mais, il est indispensable d'apprendre aux jeunes générations à bien s'en servir. Je ne parle pas d'apprentissage mécanique : Petite Poucette sait taper bien plus vite que moi, sait naviguer bien plus rapidement que moi, je n'en doute pas. Mais ce que j'appelle bien se servir d'internet ne se réduit pas à cet aspect pratique, qui n'est que mineur. Ce qu'il faut, c'est apprendre à réfléchir, à prendre du recul, à analyser et trier les informations, pour ne pas subir internet mais se l'approprier. Et à mon avis, les compétences nécessaires doivent s'acquérir en amont de l'utilisation du réseau.
Si l'on apprend tout cela à Petite Poucette, oui, on pourra considérer qu'elle a de la chance.
Commenter  J’apprécie         842