Si on ne me l'avait pas prêté je ne me serais jamais intéressée à ce «
Soufi mon amour ». En général, je n'aime pas trop qu'on me prête un livre. D'une part parce que j'ai un planning de lecture toujours chargé, et d'autre part parce que j'ai toujours la crainte de ne pas aimer le livre qu'on m'a prêtée et que, dans ce cas, je serai mal à l'aise au moment de partager mon ressenti avec la personne qui me l'a prêté, que je choisisse de mentir ou d'être franche. C'est donc avec une certaine appréhension que je me suis lancée dans cette lecture de «
Soufi mon amour », d'autant plus que j'aime beaucoup la personne qui me l'a prêté. J'aurais dû tenir compte des raisons qui font que j'apprécie cette personne, ainsi je n'aurais pas eu ces craintes injustifiées. le roman d'
Elif Shafak n'est pas parfait mais il est très réussi et m'a procurée beaucoup d'émotion. Je dois dire qu'il m'a même secouée.
Le roman prend la forme de deux histoires enchâssées, d'une part l'histoire d'Ella, une quadra américaine à la vie bien rangée et d'autre part les pages du roman qu'elle lit pour son travail qui relate le destin du grand poète Rumi et de son lien si fort avec le derviche
Shams de Tabriz. Interpellée par le roman qu'elle lit Ella prend contact avec son auteur, un certain Aziz. Sa vie en sera changée.
La partie consacrée à l'histoire de Rumi et Shams, pleine de poésie, est envoûtante. J'ai adoré cette aventure spirituelle orientale qui a, par certains moments, des allures de conte merveilleux avec ses petites touches discrètes de fantastique qui sont très bien amenées. L'auteure idéalise sans doute la philosophie soufie, il est indéniable qu'il y a une forme d'outrance dans leur vision de la religion et le fait de venir du soufisme n'a pas empêchée Hassan El-Banna de fonder les Frères Musulmans et donc d'adopter une conception plus politique et plus guerrière de l'Islam. Ceci dit, la vision soufie de l'Islam est sans doute une des plus paisibles, donnant un rôle moins central à la charia, se montrant plus ouverte vis-à-vis des autres religions et se voulant plus spirituelle, plus ésotérique. Découvrir cette pensée soufie, même si elle est ici enjolivée, était donc très intéressant et il y a dans cette philosophie très centrée sur l'Amour quelque chose de très poétique. le poète est d'ailleurs dépeint comme supérieur à l'érudit. Cette partie est également très romanesque avec une multiplicité de personnages et pas mal de péripéties. le récit du destin de Rumi et Shams est donc la partie la plus divertissante, la plus immédiatement agréable. Mais, si touchante qu'elle soit, elle m'a moins secouée que la partie consacrée à Ella.
Avec l'histoire d'Ella on n'est plus dans le roman historique au souffle poétique et romantique, on se retrouve plutôt dans un roman psychologique. Cette histoire est moins séduisante que celle, aérienne et lyrique, de Rumi mais elle m'a bouleversée, presque d'une façon douloureuse. Ce n'est pas tant l'histoire d'amour entre Ella et Aziz qui m'a remuée, d'une certaine façon elle est plus symbolique qu'autre chose (j'y reviendrai), mais plutôt le portrait d'une femme qui réalise qu'en se croyant épanouie se berçait d'illusion. La perception de cette chronique intime est sans doute plus intense pour une femme quadragénaire, comme ce fut le cas pour moi. Si je n'ai pas grand-chose en commun avec Ella, l'identification a tout de même fonctionné. Comme elle, au fur et à mesure des années, je prends conscience des renoncements dont la vie est faite. Avec la vie d'adulte, de mère, on doit s'oublier soi-même, oublier une certaine forme de liberté. Je porte un regard de plus en plus nostalgique sur ma vie. Sans être malheureuse, je ne peux m'empêcher de parfois regretter de ne plus vivre pour moi, de ne plus me laisser aller à faire simplement ce que j'ai envie de faire. Je regrette que l'instant présent n'existe plus tellement dans ma vie. La plupart du temps, je fais comme si ces regrets n'existaient pas mais parfois ces pensées nostalgiques teintées de mélancolie refont surface. Voilà pourquoi, la partie du roman consacrée à Ella m'a bouleversée.
La forme du roman est également intéressante. D'une façon générale, j'aime bien les récits enchâssés. Ici, l'alternance est bien faite, le rythme est prenant. J'émets juste un petit bémol stylistique sur un point. La partie sur Rumi est racontée successivement par différents personnages mais le problème c'est qu'ils s'expriment tous de la même façon. La plume de l'auteure ne change pas selon que ce soit un ivrogne, un érudit ou une prostituée qui s'exprime. Je ne sais pas si c'est perceptible en version originale ou si c'est le fait de la traduction et puis de toute façon ça n'amoindrit pas le plaisir de lecture. Dans la forme, il y a 2 éléments que j'ai trouvé très intéressants. Chaque chapitre est raconté à la première personne du singulier. Que ce soit Rumi, sa femme, ses enfants, Shams, l'ivrogne, la prostituée, le zélote… ils disent tous « Je ». Il n'y a que les chapitres consacrés à Ella qui sont racontés à la 3ème personne, comme si elle n'était pas propriétaire de sa propre voix, comme si son « Je » n'existait pas. Je trouve que ce choix narratif est très pertinent, la forme rejoignant le fond. L'autre élément formel que j'ai trouvé intéressant concerne Aziz. Il est le seul personnage qui ne raconte pas sa vie, qui n'a pas ses propres chapitres. Il appartient uniquement au récit consacré à Ella. Il en devient presque une abstraction. Tout au long du roman, il n'existe qu'à travers sa relation avec Ella, on ne le voit pas exister avec d'autres même s'il fait le récit de sa vie mais qui m'a semblée d'une étrangeté désincarnée. On pourrait même penser qu'il n'existe pas réellement, qu'il n'existe que dans la tête d'Ella, qu'il représente la part d'elle-même qui rêve encore de liberté et de légèreté.
J'ai beaucoup aimé «
Soufi mon amour » qui m'a fait vivre toutes sortes d'émotions. J'ai été emportée par la poésie et le souffle romanesque de l'histoire de Rumi et Shams et j'ai été bousculée par le récit consacré à Ella qui m'a rappelé combien l'insouciance et la désinvolture de ma jeunesse me manquaient.