Titus Andronicus est une de ces atrocités immorales qui illustrent parfaitement ce que Nietzsche entend, s'agissant de la tragédie, par l'expression « plaisir de la destruction » : tout y est rédigé dans l'unique dessein de soulever la sensibilité du spectateur, de provoquer l'horreur la plus insoutenable et le plus grand choc, au moyen d'injustices exacerbées jusqu'au comble de l'ignominie. Toute sa structure, en somme, n'est qu'un prétexte à accumuler et à exposer des scènes monstrueuses, quitte à multiplier les invraisemblances et les outrances les plus éhontées. Voici comment :
Titus revient de campagne militaire contre les Goths dont il a capturé la reine Tamora et son serviteur et amant Aaron, un Maure. À Rome, il est encensé pour sa bravoure exemplaire, nombre de ses fils étant morts au combat, on le réclame empereur à l'heure où Saturninus et Bassanius se disputent cet honneur. Titus décline l'invitation mais intronise Saturninus, alors que les fils de Tamora, enlevés avec elle, sont condamnés à mort. Dès lors, tout ira mal pour Titus, toutes les puissances étant mécontentes de lui : ses fils seront décapités ou bannis, sa fille sera violée et privée de mains et de langue, lui-même se tranchera un membre, et bien d'autres méfaits et crimes, tous ayant lieu sur scène, émailleront joyeusement la pièce en prodigieux flots de sang peut-être réjouissants, selon la tournure plus ou moins conventionnelle de votre esprit.
Mais tout ceci, il faut bien le reconnaître, littérairement n'a que peu d'intérêt : l'intrigue est une pure surenchère d'artifice, les motifs psychologiques sont réduits à des stéréotypes, on n'y croit guère et il faut n'y trouver que le plaisir un peu cruel d'un défoulement, à la manière contemporaine d'un cinéma d'épouvante à gros trucages. Peu de figures pour enjoliver même, pas de tirade ou de monologues empourprés pour y donner quelque contenance noble, point d'originalités vraiment surprenantes, un dénouement où l'on achève tout le monde parce qu'il le faut bien sans souci de détails, une sorte de précipitation constante dans la composition truffée de faux suspenses évidents. Que l'expression élevée atténue cette façon de grossièreté, c'est le moins qu'on puisse espérer d'une pièce élisabéthaine, mais cette élégance classique compense mal la vacuité de l'argument de l'oeuvre et de ses enchaînements : on termine la lecture blasé de toutes ses chairs remontées à la surface et dont l'effet, sans doute, est plus manifeste de visu qu'à la lecture seule, mais on n'en retient pas grand-chose, rien en tous cas de profond, nulle éloquence par laquelle la mémoire en quête d'admiration pourrait rester impressionnée – il n'y a guère à citer dans cette pièce que des résumés de massacres. C'est une oeuvre anecdotique, en somme, une sorte de réalisation populaire avec effets spéciaux, preuve que jamais une renommée ne légitime l'absoluité inconditionnelle des compliments qu'on peut adresser à quelqu'un.
Jules César est une pièce qu'il a fallu nommer ainsi au lieu de Marcus Brutus pour ce que l'effet en est évidemment plus éclatant auprès du public et plus riche de promesses peut-être, en tous cas plus à sa disposition intellectuelle – la preuve, s'il était encore besoin, que la complaisance est de tous les siècles –, mais le personnage éponyme, qui meurt dès le deuxième acte, y tient une faible place et, étonnamment, on découvre à la place de la statue hiératique du général romain un être piètre moralement et physiquement, amateur de flatteries, aux jugements hâtifs et erronés, et si vieux qu'il tombe en pâmoison quand il est ému ou entouré par beaucoup de personnes – comme si, à en croire la peinture du dramaturge élisabéthain, la tragédie de son assassinat l'avait dignifié. Sa figure blafarde et pauvrement commune justifie relativement qu'on hésite à le tuer, d'autant qu'on ne peut savoir s'il ambitionne véritablement de se faire offrir le titre de roi de Rome et s'il approche du tyran, ce qui nuirait fort à la démocratie qu'on prétend durablement y entretenir.
Brutus, en ce contexte, résume à lui seul la plupart des consciences conjuratrices qu'on trouve éparpillées dans la littérature dramatique notamment d'après Seconde Guerre mondiale, celles de Sartre ou de Camus surtout dont j'interroge alors l'originalité : c'est un homme qui n'est hostile qu'aux personnifications de pouvoir totalitaire et qui balance longtemps, tâchant de sonder les lignes mystérieuses de sa destinée, avant de former la conspiration des assassins de César. Il est mu par une variété curieusement précoce de cet esprit plébéien, citoyen et déjà lointainement prolétaire qui redoute et essaie d'anticiper les coups d'État et les despotes, sorte de volonté ferme et préoccupée quoique sans souci politicien, et cependant il ne dispose d'aucune certitude. Il sait au surcroît que César est un homme petit dont le meurtre ne sera pas difficile ; mais il se soucie du Bien, de sa postérité, toutes choses que décidera le peuple tôt ou tard dont il redoute les réactions face au bain de sang qu'il projette, craignant son retournement, voulant à ses yeux demeurer le tribun honorable et juste au mobile légitime et vertueux ; c'est pourquoi il juge primordial de faire entendre son geste, d'en expliciter et d'en partager les motifs, refusant que l'histoire en fasse un inhumain ou un traître sanguinaire : c'est donc bien une conscience que ce Brutus un peu simple et populaire. Il sait aussi qu'Octave et Antoine affidés à César ne pardonneront pas facilement un tel attentat et pourraient vouloir poursuivre les conjurés si, dans les heures qui suivent le crime, ils parvenaient à révolter le peuple et s'il n'avait pas, lui, réussi à susciter les faveurs de Rome. Et puis, objection plus terrible encore que son incertitude : il ne hait pas César qu'il croit seulement versatile et tenté mais dont il ignore les projets véritables, il éprouve même à son égard une certaine compassion amicale, seulement il pense discerner en lui des signes d'ambition qui font réagir son sens du devoir ; c'est tout.
Cette hésitation constitue à mon avis tout l'intérêt de la pièce et supplante assez bien, je crois, tout ce qu'on fit abondamment sur le même thème dans la littérature du XXe siècle. On suit le déroulement du complot jusqu'à la mort de César, puis la façon dont le peuple malléable est persuadé en faveur du mort, jusqu'à la fuite et le suicide de Brutus poursuivi et submergé par l'armée d'Antoine ; il s'y mêle au surplus force considérations éloquentes sur la naissance et le rôle de l'individu qui trouvent une place opportune dans le cadre des religions et croyances romaines, auspices et présages : on s'interroge si les véritables acteurs de l'Histoire sont des hommes ou des dieux, s'il vaut encore la peine dans un tel contexte de mûrir des plans et une volonté personnelle, si tout n'est pas déterminé par des forces inexorables qu'on doit tâcher de rallier plutôt que de contrecarrer en vain. Ce questionnement constant sur le choix individuel constitue une porte d'accès à l'intimité pathétique de Brutus s'interrogeant et se consultant sans cesse, et dont les fréquents reculs stoïques figurent une caractéristique, je crois, du théâtre classique et notamment du théâtre shakespearien. Sa sombreur étrange, le pittoresque de ses humeurs, ses introversions contrastées à possibles rebondissements, induisent le lecteur dans autant d'immersions d'âme aux couleurs de gouffre, pesantes et enivrantes, où tout est à la fois profond par le trouble insaisissable qu'il produit et léger par le dérisoire objectif qu'elles exposent relativement à tout point de vue sur l'existence : chez Shakespeare, même l'homme qui regarde au plus loin des effets de ses actes n'oublie jamais tout à fait cet artifice qu'il est en train de se regarder regarder, de sorte que ses explorations mentales ne sont pareilles qu'aux pas discrets d'un homme à la superficie de la Terre et que son trépas qui mettrait un terme à ses visions n'est pas plus conséquent que celui des insectes qui disparaissent continuellement dans l'indifférence générale. Même César, à ce que Brutus comprend, n'a été en somme qu'une occasion de succès, qu'une coïncidence chanceuse, qu'un hasard réalisé avantageusement sans beaucoup de mérite, parce que tout dans la destinée humaine ne correspond qu'à des revers de fortune plus ou moins favorables, avec ou sans l'appui des dieux qui peuvent n'être tout aussi bien que des prétextes inventés pour se croire un appui supérieur et des vertus transcendantes. Rien chez Shakespeare, je crois, n'est absolument sérieux, le spectateur assiste à un spectacle d'hommes qui se savent eux-mêmes les premiers spectateurs de leur vie, les pires atrocités ont un caractère et une saveur de provisoire et de vanité auxquels ne manque que la mort pour tout abréger, au même titre qu'un simple rideau tombant sur une scène pour le divertissement général. Et je me demande si cette conception n'est pas au fond l'unique génie du dramaturge, son principal attribut, la recette aux cent variations d'un homme qui savait aussi bien que beaucoup d'autres assembler des répliques, car Jules César ne propose guère qu'une tonalité d'incertitude inquiète mêlée d'immense absurdité de surplomb (ce qui certes en soi n'est déjà pas mal). Eh quoi ! si Brutus accepte de tuer, ce n'est même pas un suspense – on a l'habitude, il est vrai, des tragédies historiques dont on connaît la fin, mais celle-ci ne se construit pas du tout sur une tension d'où naitrait le doute ou sur une illusion de possible « uchronie » –, sa décision du meurtre n'est guère motivée dans la pièce, on y discerne d'étonnant que des nuances de réflexion au sujet du crime, que des pensées sans génie sur des manières et fort peu sur des raisons, l'assassin n'en profite pas par exemple pour dresser quelque éloge de la république, c'est presque un attentat sans idéal tel qu'il est exposé, en revanche tout s'appuie encore sur une mécanique des actes et des effets : on ne présente pas Brutus comme nourrissant fondamentalement une cause supérieure et sacrée, il n'oeuvre pas explicitement pour l'amélioration du monde ou bien cette vision est éludée, mais il se préoccupe incessamment des contingences et des vicissitudes qui peuvent le précipiter dans le camp des victorieux ou des vaincus, il ne tâche qu'à augurer l'infime déclic par lequel il espère sentir la venue de son avenir, triomphe superbe ou abîme terrible. Toute sa contention d'esprit, sa monomanie et sa névrose est à chercher les indices de sa mort ou de son heur, tous les signes infinitésimaux qui confirmeront non la vérité et la justesse universelles de sa cause mais son opportunité circonstancielle ; son tort ou son droit semble n'avoir qu'un faible intérêt pour lui, à l'heure d'agir c'est avant tout un être qui craint la bascule de sa destinée, qui, sans pourtant tenir à la vie, redoute l'inflexion fatidique de sa geste, de son aura, de son honneur, et voilà pourquoi il ne s'agit toujours pour lui que d'augurer en une terreur innommable et sourde les prodromes de son accomplissement ou de sa déchéance : comment réagiront les conjurés ? comment réagiront Antoine et Octave ? et le peuple témoin ? et l'armée dans la bataille ? et les alliés dans la tourmente ? Mais à qui peut-on vraiment se fier pour, surtout, voir venir la fin ?
Ainsi, une fascination angoissée traverse toute cette pièce, et ce n'est pas tant au juste celle de la mort que celle d'un cheminement implacable vers la mort, que d'une anticipation de se savoir pour ainsi dire « décadent », je veux ici dire en route secrète vers le trépas, à son insu. C'est l'idée d'une vieillesse de la destinée, d'une oblitération de soi, d'une insensible débâcle, d'un abandon irrésistible et définitif qui consume Brutus au point que celui-ci semble même jouer régulièrement à hâter sa fin quelle qu'elle soit plutôt que de la laisser lui arriver d'ailleurs imprévisiblement. C'est ce qui justifie que le rythme élevé de la pièce pousse l'action vers un dénouement presque littéral, je veux dire au sens où il importe davantage de « défaire » le noeud cruellement tendu du suspense que de préparer consciencieusement les événements à suivre : c'est ainsi lorsque Brutus provoque délibérément son ami général Cassius, l'incitant presque à rompre avec lui de vexation et à trahir ses serments, ou quand il décide l'assaut de son armée au plus tôt et avec des raisons expédiées ; on croirait voir un homme lassé d'attendre sa mort qu'il devine prochaine, voilà ! ses délibérations sont toujours raccourcies sans souci de stratégie pour procéder à la libération des forces qui « compriment » : n'importe où va la flèche, il faut que la corde se repose, il faut faire, n'importe si ce faire poussera à la défaite et au gâchis, ce que résume parfaitement l'extrait suivant dont la brièveté en fait un aphorisme apparemment impromptu et faussement anecdotique :
« Brutus : Destins ! nous connaîtrons votre bon plaisir. Nous savons que nous mourrons ; ce n'est que l'époque et le nombre des jours qui tiennent les hommes en suspens.
Cassius : Aussi, celui qui soustrait vingt ans à la vie, soustrait autant d'années à la crainte de la mort.
Brutus : Reconnaissez cela et la mort est un bienfait. Ainsi nous sommes les amis de César, nous qui avons abrégé son temp de craindre la mort. »
Et en effet : comme Brutus semble vouloir accélérer le temps, sans précaution ni préparation, aux antipodes de ceux qui triomphent de lui et qui marquent la postérité ! Peu diplomate ni rusé, franchement inadaptable comme un héros romantique, plutôt que de trembler au suspense de sa fin et que d'y surseoir au moyen d'habiles combinaisons, il va provocant au-devant de la mort et, sans pour autant devenir maître de sa destinée, dilapide en frénésie l'intelligente patience qu'il lui faudrait déployer pour réussir dans ses entreprises – il y a en cela une façon de suicide en lui qui interpelle, c'est en tous cas de toute évidence un mauvais allié, un caractère lunatique en décisions quoique fiable en paroles, un désespéré, quelqu'un dont on ne voudrait pas dans son camp si l'on ambitionnait de gagner plus que par chance et par coups évidents. C'est lui en fin de compte qui, par son manque de finesse et sa confiance brute, fait échouer tous ses amis, il a la passion inaltérée mais ne détient aucun des mystères subtils permettant d'avoir sur le monde une influence déterminante, il est emporté comme une bûche épaisse par un courant froid et sinueux capable de le circonvenir, il sombre dans l'oubli des mérites et des récompenses ainsi qu'un donneur de leçons sans réflexion des moyens de sa cause.
Et je me demande, après cela, si Shakespeare n'est pas un de ces auteurs d'une seule idée retournée, resucée, recyclée en des variations de situations comme autant de prétextes plus ou moins centripètes, reposant sur la précarité de l'existence, conception selon laquelle tout homme même d'importance est un spectacle dont la fin est par trop « impatientante », tant je ne me souviens pas en général dans ces pièces – hormis cette couleur qui, logiquement après ce que j'ai montré, tend à mélanger les registres –, d'une originalité de composition, tant j'ai même souvent oublié, sitôt après les avoir lues, Hamlet, Macbeth ou le Songe d'une nuit d'été qui passent pourtant pour ses oeuvres les plus caractérisées mais auxquelles je préfère d'assez loin Beaucoup de bruit pour rien, Othello ou le Roi Lear dont il me reste au moins à l'esprit longtemps après une intrigue. On trouve parfois ne serait-ce que des astuces de construction dans Roméo et Juliette tandis que Richard III n'en laisse pas le souvenir… mais je m'aventure en conjectures peut-être regrettables et préfère ne pas affirmer davantage, car il faisait des ans que je n'avais pas lu Shakespeare (Post-scriptum : événement justement étrange et peut-être caractéristique, dans ma bibliothèque j'ai trouvé La Tempête dont l'édition est de 2018 : j'ai donc acheté récemment cette pièce et l'ai rangée comme si je l'avais lue, pourtant je suis incapable de me souvenir de son sujet – c'est peut-être une erreur, quoiqu'improbable, il faut donc que je la relise… et possiblement que je l'oublie de nouveau !). Voyons si ce Antoine et Cléopâtre confirme mon soupçon, et notamment si le thème attendu de l'amour trouvera ici un traitement inédit, sinon différent, qui justifierait la relation théâtrale de ces êtres historiques – mon hypothèse à cette heure étant que c'est encore la relativité de la vie et de sa valeur qui fera de ces amants (ou de l'un des deux) des créatures dérisoires et languides, fatalistes aux forces qui les submergent et plutôt promptes, par lâcheté de fabriquer des machines et d'attendre glisser lentement la mort vers eux, à précipiter leur trépas.
C'est plus que je n'avais prédit, mais c'est dans le même sens : il y a jusque du ridicule dans Antoine et Cléopâtre, et combien d'ampoule !
On y découvre un couple assez bassement moderne – étonnamment ignoble même et sans grandeur – où Cléopâtre incarne une mégère versatile absolument insupportable et où Antoine retient ses lamentations et ses cris à l'abord de cette beauté exaspérante à laquelle il est attaché d'idiotie, et qui a tout de la mauvaise foi acariâtre ! C'est surprenant de déchéance, la façon dont Shakespeare est parvenu à retirer de cette femme tout caractère d'envoûtement et de séduction légendaires ainsi que la manière dont le brillant général romain est avili de bonasserie insensée ; ça n'a pas du tout la saveur de la vraisemblance ; on croirait voir le couple voisin qui se dispute encore dans la rue pour une broutille ; beaucoup de babil criard et faux ; il n'est pas, je crois, de toute la pièce, une scène d'affection où les amants semblent exprimer sincèrement leur tendresse. Mais il faut encore admettre une chose qu'on m'attribuera comme un hardi sacrilège, c'est que Shakespeare n'a à peu près jamais su parler d'amour, si l'on excepte peut-être Beaucoup de bruit pour rien où une cruauté mutuelle et verbale tient lieu d'aiguillon au sentiment : mais son Roméo et Juliette est une accumulation de figures imposées, de l'exclusive rhétorique, flatteuse mais mensongère, où les amants prennent surtout plaisir à se voir aimer, aimant l'amour, dans une pose où leur égard va manifestement davantage à eux-mêmes et à leur transport qui les théâtralement exalte et valori
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