Dans toute ma vie, j'ai dû lire environ une quinzaine de romans de Robert Silverberg. Eh bien, à la lecture de ce numéro de Bifrost qui lui est consacré, je m'aperçois de deux choses :
1) Je n'ai fait qu'effleurer la surface de l'oeuvre du maître
2) Je n'ai pas forcément lu ses meilleurs romans (ce deuxième point est plus relatif)
Balayons ce que l'on trouve dans ce numéro. Je passe rapidement sur les critiques de bouquins qui sortaient à l'époque de la publication du numéro (2008) ; ça commence à dater. J'ai quand même trouvé le moyen d'être de mettre « L'énigme du cadran solaire » de Mary Gentle dans mes pense-bêtes. J'ai aussi été agréablement surpris de voir que les critiques sont capables de dézinguer des romans parus chez leur éditeur (le Bélial'). Plus désagréable : l'article sur les razzis 2008 qui est l'occasion d'écraser complètement et avec méchanceté des oeuvres de SFFF. Une nouvelle d'Alain Damasio récolte un de ces « prix du pire ». Comme je l'ai moi-même trouvé excellente je me sens agressé dans mes ressentis mêmes et j'ai bien envie de renvoyer le Bélial' au diable dont il se réclame. Bref, ce sont des détails.
Le dossier sur « Lord » Silverberg est palpitant. Il contient deux témoignages de l'auteur. le premier revient sur sa carrière de pornographe. Eh oui, il a écrit environ 150 bouquins de porno à l'époque où la censure US était tombée à bras raccourcis sur la SFFF, pendant cinq ans (30 romans par an ; quand je disais que j'avais seulement effleuré son oeuvre). C'était super lucratif apparemment.
Le deuxième décrit par le menu la construction de l'univers de Majipoor, cette planète géante qu'il a sculptée avec passion et pour laquelle il s'est inspiré de la Planète Géante de Jack Vance. Je n'ai lu que la trilogie première – dont l'excellent Château de Lord Valentin – et d'après les critiques lues par-ci par-là, j'ai lu le meilleur.
Les témoignages encadrent un guide de lecture focalisant sur ce que les auteurs de ce numéro de Bifrost estiment être l'essentiel. Les critiques sont donc très favorables. Une citation résume bien les thèmes préférés de Silverberg : « fascination pour le Vieux Monde (surtout le monde méditerranéen), l'art comme miroir de l'âme humaine, la fascination de la chair et le désir qu'elle inspire, et surtout, l'Histoire ».
L'oeuvre est divisée en trois périodes : 1954-1968 « le surdoué » (Les Déserteurs temporels, Les Déportés du cambrien…), 1968-1975 « la période faste » (Les Ailes de la nuit, L'Homme dans le labyrinthe, ce roman bénéficiant d'un décorticage très intéressant mais très spoilant, etc.) et 1975-now « les années Majipoor (Roma Aeterna, le Grand silence…). J'ai tapé dans les trois périodes et j'avoue préférer ses romans de la deuxième. Un article sur les recueils de nouvelles m'a tellement emballé que j'en ai commandé un illico presto !
Trois nouvelles débutent le numéro. La première et la troisième sont du maître, toutes deux inédites bien écrites et agréables sans êtres phénoménales. La première se situe dans l'univers de Majipoor et parle de l'amour d'un apprenti en sorcellerie pour son inabordable maîtresse. La troisième situe l'action en Sicile et tient du registre fantastique. On y retrouve l'amour de Silverberg pour l'antiquité méditerranéenne.
La deuxième nouvelle est de Lucas Moreno, un illustre inconnu – en tout cas pour moi – et qui semble avoir peu écrit depuis 2008. le récit est assez agréable et quelque part se rapproche de Cookie Monster de Vernor Vinge.
Au final, je gagne une envie de malade d'approfondir l'oeuvre de Silverberg. le Livre des crânes, L'Homme dans le labyrinthe, Les monades urbaines, le grand silence, Gilgamesh… tout cela me tend les bras.
Il mériterait un challenge tiens !
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Ils nagèrent côte à côte pendant ce qui lui sembla des kilomètres et des kilomètres, en jaillissant voluptueusement au cœur du courant. Il n'avait jamais connu un tel plaisir. Humain, il se serait noyé depuis longtemps, mais transformé en loutre, il nageait somptueusement, infatigable, d'une force sans limite. Et avec Halabant à ses côtés, il avait envie de nager pour l'éternité, jusqu'à l'océan, pourquoi pas. Tête baissée, museau tendu vers l'avant, corps fuselé complètement étiré, il se forait un chemin dans l'eau comme quelque missile animal. Et la loutre qui avait été V. Halabant restait constamment à sa hauteur.
(R. Silverberg, "Apprenti en sorcellerie")
Pour peupler d'êtres humains un monde de cette nature, ce qui était mon intention, il me fallait adopter le modèle vancien(*) d'une faible densité, avec comme corrélat une pénurie de métaux utiles. Je compris soudain que j'allais devoir dévier quelque peu d'un mode de pensée strictement SF, car sans métaux, il ne pouvait y avoir que très peu de machines — pas d'aéronautique ni de système de télécommunication, par exemple. Par conséquent, en l'absence de transports rapides, de téléphones, d'ascenseurs, et pour tout dire de bâtiments élevés, comment justifier l'existence de ces villes de trente milliards d'habitants ? Comment un gouvernement central cohérent pouvait-il perdurer, sans parler de la monarchie hiérarchique et quasi-féodale qui légitimait un titre comme "Le Château de Lord Valentin" ?
(R. Silverberg, "La genèse de Majipoor")
(*) vancien: en référence à Jack Vance, plus précisément à ses romans sur La Planète Géante.
Une censure plutôt rigide prévalait encore à cette époque [fin des années 1950 - début des 1960] dans le monde de l'édition aux Etats-Unis. Il était illégal de publier des classiques de la littérature tels que Le Tropique du Cancer ou L'Amant de Lady Chatterley, et la seule présence de mots comme "baiser" ou "con" dans un livre pouvait valoir à son éditeur une convocation du bureau du procureur.
(R. Silverberg, "Ma carrière de pornographe")
Les livres se vendaient bien et d'autres droits d'auteur me furent versés rétroactivement pour les premiers titres. J'étais dorénavant payé 1200 dollars par bouquin, ce qui représentait une rétribution de plus d'un millier de dollars par semaine, en un temps où un dîner pour deux dans le meilleur restaurant de New York n'en coûtait que quarante, y compris une bouteille d'un vin français de première classe. Ma récente carrière de pornographe était en train de m'enrichir rapidement.
(R. Silverberg, "Ma carrière de pornographe")
Je ne crois pas que nous autres, qui pratiquons la science-fiction, puissions vraiment inventer quoi que ce soit ab initio ; nous nous contentons d'apporter quelques modifications aux prototypes existants. Le dragon le plus féroce n'est rien de plus qu'un tyrannosaure doté d'une fournaise interne, le plus redoutable des blobs dévoreurs d'hommes n'est qu'une bonne vieille amibe géante, etc. Plus vous connaissez en profondeur de nombreux prototypes différents, plus riches seront les variations que vous en tirerez. Cependant, à mon avis, toute invention véritable reste la prérogative de la Nature ; les variations sur un thème existant sont ce que nous pouvons viser de mieux.
(R. Silverberg, "La genèse de Majipoor")