Qui est vraiment Joris Terlinck?
Une brute qui séquestre depuis 20 ans sa propre fille, atteinte de démence, dans des conditions d'hygiène abominables? Un tyran domestique cynique qui fait vivre sous son toit sa femme et sa servante-maîtresse dans une soumission apeurée et admirative? Un homme sans coeur qui envoie au suicide un jeune homme pour quelques billets refusés? Un homme sans honneur qui refuse de tendre
la main à son bâtard sur la mauvaise pente? Un homme de pouvoir qui règne sans partage sur sa petite ville de Furnes, terrorisant avec le plus grand calme ses subalternes - un être inflexible, incorruptible, froidement factuel? Joris Terlinck serait-il, en somme, un monstre ordinaire?
Rien n'est jamais si simple chez
Simenon.
Comment comprendre le Baas, comme chacun appelle Terlinck, si l'on ne comprend pas, d'abord, Furnes.Car tout se joue à Furnes-la -flamande.
Furnes est la clé de tout, avec ses pavés mouillés de pluie, de bruine, ou de givre, son beffroi qui égrène les heures, ses maisons de brique rouge à pignon et à double perron de pierre, la haute tour de Sainte Walburge et son petit jardin clos avec un kiosque à musique en fer forgé où l'on vient entendre l'orphéon local, les jours, rares, où il ne pleut pas, ses canaux et ses écluses qui retiennent tout autour d'elle, comme un troupeau docile autour de sa bergère, l'eau des rivières et des fossés, avant de les laisser, comme à regret, s'écouler jusqu'à la mer du Nord toute proche. La mer, avec ses fermettes de pêcheurs de crevettes,ses vagues vaguement grises ses oyats grisés de vent et ses "vagues de dunes pour arrêter les vagues".
Un pays et un paysage comme échappés d'une toile de Brueghel l'Ancien ou d'une eau-forte de Rembrandt. Furnes la médiévale, avec ses petits hameaux côtiers de pêcheurs à cheval et de paysans cultivant leurs "akkertjes" de patates des sables - La Panne, Saint Idesbald, Coxyde-...si loin de la moderne, la sulfureuse, la libre Ostende,
la porte vers la haute mer, la Grande-Bretagne, la grande vie...
Furnes dont lui, le Baas, est le gardien...Gardien contre la spéculation immobilière des terrains côtiers ( qui a, depuis, défiguré toute cette jolie côte de dunes et de plages immenses), gardien contre l'arrivée des touristes, des émigrés, des étrangers qui pourraient ébranler ses coutumes, ses rituels, son cérémonial tranquille.
Mais Furnes dont il est aussi le prisonnier.
Peut-on vraiment juger Terlinck? Dans sa chambre-prison, il apporte chaque soir à sa fille démente les meilleurs morceaux du traiteur le plus chic de la ville, ramasse ses déjections, est seul à assurer avec tendresse, avec amour, toilette et soins.Mais plus que tout, il est le prisonnier de son étrange et rigide droiture qui lui défend le mensonge, l'assistanat, la pitié.
Et curieusement, ce qui va l'abattre, c'est une faille dans cette carapace de certitude et d'autorité inébranlable.Une faille venue de cette ville d'Ostende où les femmes jeunes vivent libres, même si elles sont entretenues, mères célibataires ou tenancières de tripot un peu louche..Une ville où les femmes rient, où la culpabilité ne semble pas avoir de prise, pas plus que le qu'en-dira-t-on.
Une faille ostendaise dans ce monolithe furnois.
Plus que toutes ses duretés, c'est cette faille que la petite ville de Furnes et ses notables comploteurs ne pardonneront pas à leur bourgmestre. Une faille qui lui donne parfois le regard vague et le sourire énigmatique de celui qui a entrevu la possibilité d'une autre ville, d'une autre vie...
Pour toute cette épaisseur, cette puissance dans l'évocation du lieu, cette ambiguïté dans la psychologie des êtres, le livre fascine, séduit, captive mieux qu'un thriller aux effets faciles.
Peu importe que
le Bourgmestre de Furnes soit lent et un peu statique: il envoûte, il occupe l'esprit,
Simenon n'explique jamais, ne donne aucune clé...
Quant au lecteur, pris dans cette obsédante toile d'araignée tissée à petits points , à lui de démêler le vrai du faux, s'il y arrive, ou de demeurer en doute, comme aurait dit
Montaigne..