Maigret a bien raison : ses "Mémoires" n'en sont pas. Sorti pour les vingt ans de la création du personnage, le livre pose surtout, sous la forme d'un aimable règlement de comptes entre la créature et son créateur, l'éternelle question de la symbiose entre les deux. Qui est
Simenon ? Qui est
Maigret ?
Maigret est-il
Simenon et
Simenon est-il
Maigret ? Disons-le tout de suite, tous deux s'entendent comme larrons en foire pour faire croire au lecteur d'abord de bonne foi, puis de plus en plus suspicieux, que jamais leurs entités respectives ne se sont mêlées, mieux, qu'elles n'en ont jamais eu ni la pensée, ni la volonté. Rien n'est plus faux. Evidemment.
Le commissaire ouvre le récit en rappelant sa première rencontre, dans le bureau de
Xavier Guichard, avec le jeune Georges Sim, lequel se définissait déjà non comme journaliste mais comme romancier et promettait, avec une candeur d'enfant de choeur liégeois, de ne jamais évoquer dans ses récits les affaires en cours. Promesse qu'il a tenue tout en la bafouant avec sérénité, ainsi que nous le fait clairement comprendre
Maigret : désormais édité sous le nom de plume de
Georges Simenon, le romancier entreprend de mélanger avec enthousiasme les dates, les affaires, les inspecteurs( avec leurs noms, leur âge et leur statut de célibataire ou d'homme marié), affuble distraitement du patronyme de "Torrence" un inspecteur qui trouve la mort dès le premier
Maigret,"
Pietr-le-Letton", tout ça pour s'apercevoir, plusieurs volumes plus tard, qu'il ne s'agissait en rien de Torrence (on admirera au passage l'habileté du rattrapage et le machiavélisme débonnaire de l'écrivain qui affirme à son commissaire, avec une innocence désarmante, que, de toutes façons, il ne se relit jamais), flanque
Maigret à la retraite sans même lui demander son avis, simplement parce qu'il "aime bien l'ambiance de Meung-sur-Loire" et que "cela le changera - lui,
Simenon - du Quai des Orfèvres", puis ressort son commissaire du placard pour le relancer dans la vie professionnelle sans autre forme de procès et, par la force des choses et avec le même naturel qu'il avait mis à en faire un retraité de l'Etat, en le rajeunissant au passage.
Simenon, de son côté, quand
Maigret lui laisse la parole, explique qu'il faut toujours simplifier et qu'aucun lecteur ne croirait la vérité "toute crue." S'il a pris le véritable nom du commissaire, c'est parce que celui-ci était déjà dans sa tête et qu'il y était entré avec ce nom, voilà. Or, quand ce genre de choses lui arrivent, un écrivain n'y peut plus rien : il doit obéir. "A qui ?" est tenté de grogner
Maigret. Mais
Simenon, si génial qu'il est, n'a pas la réponse : c'est ainsi, pour lui comme pour tant de ses confrères en écriture. S'il n'obéissait pas, il lui deviendrait impossible d'écrire.
"
Les Mémoires de Maigret", que l'on peut considérer comme une oeuvre mineure dans la geste
maigretienne, n'en reste pas moins tout à la fois un formidable hommage à la Police et aux policiers, depuis l'agent en pèlerine qui existait encore à l'époque jusqu'au "Patron" suprême, dans son bureau du 36, et une tentative de réflexion et d'explication sur l'écriture. L'hommage, lui, est pratiquement complet. A se demander si
Simenon n'a pas rêvé un jour de se faire policier ! ... ;o) La tentative, elle, reste une tentative car, si approfondie que puisse être la réflexion d'un écrivain, quel que soit son talent, voire son génie, sur la force qui le pousse, elle ne saurait jamais prétendre à l'exhaustivité. Il y a un mystère dans l'écriture, pas seulement dans le "style" que l'on se crée ou dans l'univers qu'on imagine, mais aussi dans l'interpénétration qui s'effectue entre le créateur et ses créatures. Si
Balzac est Rastignac, il est aussi Vautrin comme il est Mme de Mortsauf ou
le Père Goriot. Et, avec tout ça, il est aussi et avant tout ...
Balzac. de même pour
Simenon, qui est
Maigret mais aussi l'impossible Valentine Besson, la douce Mme
Maigret, le charretier meurtrier de "La Providence" ou
Pietr-le-Letton et même Maria, ce "fauve" à qui il fait placer des fleurs dans sa chambre d'accouchée bien qu'elle ait pris son plaisir à torturer et à tuer.
Ce mystère-là,
Maigret lui-même ne saurait le résoudre.
Simenon encore moins. C'est une force qui va, qui rêve, qui s'impose, qui vous tourmente, qui vous fait la tête alors que vous êtes innocent de tout crime envers elle, qui vous submerge et qui va jusqu'à faire semblant, parfois, comme ça, pour rire ou, qui sait ? par pur sadisme, de vous abandonner. Voilà : elle a disparu. Vous êtes soulagé, n'est-ce pas ? ... Non. Justement. Vous n'êtes plus vous-même. Vous êtes un écrivain : vous êtes cette force et cette force, c'est vous. Si elle disparaît, vous disparaissez.
"
Les Mémoires de Maigret" sont donc, selon nous, à lire surtout sous cet angle double : la réflexion sur la vocation de policier - et sur celle d'écrivain. Dans les deux cas, pour les vrais, pour les enragés, deux sacerdoces. On entre dans la Police comme on entrerait dans les ordres ... ou comme on entre en écriture.
Simenon en avait certainement conscience mais, auteur à succès, qui écrivait sans se relire et que La Pléiade attendit longtemps, peut-être trouvait-il un peu ridicule de l'exposer aussi nettement. Il se contente donc de nous le laisser entendre dans ce récit bourré d'anecdotes et plein d'humour. A lire tranquillement, mais n'oubliez pas : il n'y a ici aucune intrigue policière, rien que deux questions non résolues à ce jour : pourquoi l'écrivain écrit-il et pourquoi diable ses personnages finissent-ils, un jour ou l'autre, par lui réclamer de prendre la parole tout seuls, comme des grands ? (Si vous trouvez la solution, vous nous prévenez, hein ? on compte sur vous !) ;o)