Après "Le coup de lune" et "Un nouveau dans la ville", croiser une nouvelle fois un des "romans durs" de Simenon (tels qu'il désignait lui-même ses policiers sans Maigret associé) me fut plaisir renouvelé. Celui-ci, "L'ours en peluche" est paru en 1960 et constitue l'un des plus noirs. Il habille de ténèbres la personnalité d'un loser couché pour le compte, ex-winner d'exception qui, pour se redresser un peu, usera de l'abject ... Le décor du jour: le milieu médical, ceux qui en vivent et ceux qui gravitent autour.
A Paris, dans le XVI arrondissement, à la fin des années 50.
Jean Chabot, 49 ans, gynécologue obstétricien de renom, propriétaire d'une clinique privée et réputée, professeur à la faculté de Paris. Une épouse grand luxe à la tête vide, trois enfants élevés dans la soie, une maîtresse à temps plein (bien d'autres si affinités horizontales ponctuelles rencontrées), une famille et belle famille à l'avenant, des amis bien placés qu'il convient d'aider pour en obtenir la réciproque ...
Un monde autarcique, recroquevillé sur lui-même, à sa propre écoute exclusive. Mais derrière les décors truqués tombent les masques ...
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Chabot, un nom connu qui pèse sur la ville, sur l'Ordre des médecins, un Grand Patron incontournable, un de ceux qui font et défont ...
Un mandarin à l'ancienne, presque une caricature, une référence médicochirurgicale incontournable, une personnalité qui compte. Un levier social qui construit les carrières des internes en stage, déconstruit d'une pichenette celles qui lui déplaisent.
Un homme fort, pourtant si faible quand surviendra l'inattendu ... l'ours en peluche.
Chabot, un homme pressé, au zénith de sa carrière, à l'emploi du temps de ministre, toujours là où l'attendent des courtisans obséquieux, où son diagnostic infaillible se fait soulagement, où son geste chirurgical précis et salvateur s'impose.
Son destin est à ses pieds, voulu et accompli dans le moindre de ses fantasmes: la richesse, la notabilité, la puissance, l'argent, les femmes ... Toute une vie tendue vers cet objectif, celui de la reconnaissance de sa valeur et de son poids, une course de chaque instant, en chasse d'un avenir soyeux pour lui et les siens.
Si ce n'est que pour ses derniers...
Chabot le sait, pour sa famille, il n'est plus qu'un moyen pratique, utile voire indispensable: pour continuer à vivre sur un grand pied, rester insouciant de l'avenir. L'intérêt remplace l'amour et Chabot devient un outil de sauvegarde des acquis. Sa fille rêve de devenir actrice, peu de talent ni de réelle volonté, il convient de l'épauler, de faire jouer les relations. Son fils veut abandonner ses études, croyant que né Chabot, tout lui viendra sur un claquement de doigts, papa y veillera. Sa femme courre la vie mondaine dieu sait où et dieu sait avec qui. Chabot n'est plus ni père ni époux, rien qu'un levier social. Pour tous, il est devenu le dénominateur commun, l'axe, le pivot autour duquel s'articulent les moyens de bien vivre. Le protéger, le ouater, il convient ... mais l'aimer: une toute autre histoire. Chabot, au fil des ans, est devenu leur seule garantie d'une existence sans souci financier. Les sentiments ne comptent plus, ils ont disparus depuis longtemps. Viviane, sa secrétaire omniprésente, sa maîtresse (Madame est au courant mais qu'elle importance..!) organise sa vie dans les moindres détails, elle est devenue rouage indispensable, il n'est rien sans elle. Viviane donne de son corps et de son temps, mais n'est t'elle pas aux aguets..!
On lui prend désormais, sans reconnaissance aucune, comme allant de soi. Par exemple, le fruit de ses gardes incessantes qui lui volent ses nuits. Qui pour lui donner désormais ? Peut-être, cette fille de salle dont il ne connaitra le prénom que plus tard, avec qui il couche quelques nuits durant dans la chambre de garde du petit personnel, qui ne lui demande rien, semble se donner sans arrière pensée ... et disparaît.
Fleurissent les menaces de mort sous l'essuie-glaces de sa voiture de sport.
Il trouvait dans le corps de sa nouvelle amante, un succédané de l'ours en peluche qui jadis, dans son lit d'enfant, apaisait ses nuits.
Depuis, en fond de poche de son imper, attend la détente d'un révolver armé. Le blues le ronge. Un jour durant, jour et nuit, il parcourt seul la ville, sur les traces de son passé, de bar en bar, de fine cognac en fine cognac...
Adoré de ses patientes, on lui confiait des vies ... alors qu'au-delà de la brillance de façade qu'il montre de lui va se désagréger une existence, la sienne. Que va t'il en faire ? Suicide ou meurtre ... ?
Simenon, en peu de pages, le minimum syndical auquel nous a habitué l'auteur, le long de phrases simples agencées dans l'efficacité maximum, affûtées en pointe, conçues en flèches décochées vers le coeur de cible, dresse le portrait en pied d'un homme qui tombe au ralenti, l'assise sapée par l'inutilité qu'il ressent de lui-même et des autres, en déséquilibre subit sous une simple pichenette du destin , sur le fil d'un équilibre incertain. "L'ours en peluche" est le récit d'une descente aux enfers inexorable. La Grande Faucheuse va passer, mais quelle est la victime ?
Le "Je" n'est pas narrateur. Et pourtant...! Simenon ne quitte jamais sa cible, son héros est toujours le sujet de l'instant. Chabot en "il" distant et démarqué est toujours omniprésent. Ses yeux, ses actes, ses pensés secrètes, ses interrogations sont les nôtres. Le lecteur est Chabot, mais perçu sans empathie, comme un cas banalement clinique. J'ai froid dans le dos. Cette distance, si grande entre lui et nous. Mais au final n'était t'il pas simplement et profondément antipathique qu'il vaut mieux s'en détacher.
"L'ours en peluche" serait de la littérature générale au service d'une étude psychologique fouillée si ce n'est que le bref final est polar noir, rouge et sanglant, percutant et affreusement déstabilisant.
Merci Monsieur Simenon ... et à bientôt, je le sens, cela sera toujours un plaisir.
PS: Jacques Deray a adapté le roman en 1994. Delon tient le rôle principal.
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