Dans toute saga de science-fiction, le plus délicat, pour nous lecteurs, est d'entrer dans l'univers proposé par l'auteur, d'assimiler le glossaire parfois inventé, de savoir apprécier les particularités sorties tout droit de son imagination. Cette découverte est facilitée lorsque la plume de l'auteur est belle, voire carrément poétique, comme c'est le cas ici avec le grand
Dan Simmons.
Le tome 1 des Cantos d'
Hypérion, pourtant fantastique, nous obligeait à cet effort de découverte, de compréhension et d'adhésion. le tome 2, lui, nous permet, avec bonheur et jubilation, une immersion immédiate dans ce monde incroyable, désormais familier, composé de planètes colonisées et de portes distrans permettant de voyager instantanément de l'une à l'autre (voire d'être dans un habitat où chaque pièce est en fait située sur une planète différente, une porte distrans faisant office de porte d'entrée dans chacune d'elles…A chaque pièce sa gravité, ses lumières, son ambiance…A chaque fenêtre son ciel…ces résidences multiplanétaires pour riches m'avaient tellement marquée dans le tome 1). Une oeuvre colossale, immense, nous le pressentons dans ces deux premiers tomes tant le fond et la forme sont ciselés.
Quel régal que de retrouver nos sept pèlerins s'acheminant en direction des Tombeaux du temps sur la planète
Hypérion ! Sept pèlerins missionnés qui décident, le temps de ce long voyage, de raconter leur secret, leur vie, leur lien singulier avec
Hypérion et ces fameux tombeaux du temps. le Premier tome des Cantos nous avait permis d'entrer ainsi dans l'intimité du père Hoyt au corps littéralement incrusté d'une croix, le colonel Kassad tombé amoureux d'une certaine Moneta, main de velours dans un gant de fer - et hérissé de piquants le fer - et le truculent poète Silénus à la muse troublante. J'avais été marquée, dans chaque récit, par ce mélange subtil de romanesque et de poésie. Et là, ce combo subtil et captivant se poursuit. A chaque pèlerin sa façon de parler, son récit épique, son secret en lien avec
Hypérion permettant à chaque fois de comprendre un peu plus le mystère du Gritche, la divinité des Tombeaux du temps, et les Tombeaux du temps eux-mêmes qui semblent dériver de l'avenir pour aller vers le passé. A chaque récit sa poésie, ses réflexions philosophiques, sa part d'humanité. Chacun constitue une pièce du puzzle s'emboitant au fur et à mesure, avant l'action proprement dite qui, on le devine, arrivera plus tard, après ces deux tomes qui font les présentations (et quelles présentations ! ).
Le premier à prendre la parole est Sol, cet homme âgé venu étonnamment avec un nourrisson, une petite fille prénommée Rachel. Ce récit se déroule lors de la traversée de la mer des hautes Herbes, à bord d'un chariot à vent, et l'auteur, de sa plume poétique, nous livre des passages somptueux sur cette mer émeraude aux odeurs non pas maritimes mais d'herbes fraichement coupées. Une odeur verte qui enveloppe de douceur les propos du vieil homme. Nous découvrons, complètement sidérés, la maladie de Merlin dont souffre le bébé. Une maladie du processus de vieillissement, contractée alors qu'elle avait vingt-cinq ans sur un chantier d'archéologie dans les Tombeaux du temps précisément. Impossible de ne pas penser à Benjamin Button en lisant son histoire de vieillissement à l'envers…
« Il imaginait maintenant Rachel chevauchant la crête de l'énorme vague du temps, incapable de voir les sombres profondeurs de l'océan sous elle, gardant son équilibre grâce à ses maigres réserves de souvenirs et à son engagement total dans les douze à quinze heures de temps présent qui lui étaient dévolues chaque jour ».
Le deuxième récit prend place lors de la traversée en funiculaire au-dessus d'impressionnantes et escarpées montagnes enneigées, le massif des Chaines bridées. C'est Brawne Lamia qui parle, une détective venue d'une planète où la gravité est forte, 1,3 g, d'où son physique trapue et sa force. La seule femme du groupe avec le nourrisson. C'est un récit complexe que nous avons là, offrant de belles et profondes réflexions sur le rôle de l'Intelligence Artificielle et sur notre servitude à son égard, un discours qui nous permet de comprendre pourquoi les Tombeaux du temps représentent une déchirure dans le tissu prédictif du Technocentre, cet ensemble d'IA qui gère les flux d'informations et de données des différents mondes colonisés (il nous sera permis à un moment de voyager au coeur de cet IA, passage incroyable), et donc un danger car non contrôlé. Ces IA, capables de reconstituer la personnalité d'un poète de l'Ancienne Terre,
John Keats que nous croisons donc, beau comme un ange, et même de procéder à une reconstitution emplie de mélancolie de l'Ancienne Terre sur sa fin, notamment New York.
« Les hautes tours de l'époque phallique de l'architecture urbaine s'élevaient au milieu des marécages et des lagunes du littoral nord-américain ».
Enfin le troisième récit est celui du Consul. le procédé labyrinthique que j'avais souligné lors de la critique du tome 1 est ici superbement mis en valeur puisqu'il rapporte son histoire constituée du récit de son arrière-grand-père lequel, à un moment, écoute le récit de son épouse décédée, Siri. Passé, présent, souvenirs dans les souvenirs, le procédé est vertigineux. Ce récit se déroule dans une forteresse lugubre, taillée dans la roche, emplie de signes de massacres. Et là, dans ce décor sinistre, le Consul nous immerge sur les iles mobiles de d'Alliance- Maui, dont l'une d'elle, le Site n°1, nous émerveille de sa blancheur et de ses couleurs bigarrées, de ses odeurs maritimes. Là encore
Dan Simmons nous étonne par ce contraste, ces îles paradisiaques lumineuses narrées dans une forteresse lugubre…Nous verrons des personnages, un couple notamment, qui vieillissent selon des temporalités différentes (j'avais rencontré ce processus dans le récent
Cantique pour les étoiles de
Simon Jimenez), nous verrons comment cette planète, une fois intégrée dans l'Hégémonie, va être saccagée…
La noirceur se fait de plus en plus intense au fur et à mesure des Cantos alors que les pèlerins s'approchent des Tombeaux. le vert des Hautes Herbes ondoyantes laisse place aux montagnes brunes et blanches, escarpées et menaçantes, puis enfin au noir égayé de traces de sang rouge vif oppressant et lugubre de la forteresse. Les discours se font eux même de plus en plus sombres, à l'image de ces paysages qui leur sert de décor.
Au terme de ces six récits (si vous suivez bien, un pèlerin est en effet mort durant le voyage), nous pressentons confusément que les pèlerins ont été missionnés pour empêcher l'ouverture des Tombeaux du temps, tous ayant été impactés par ceux-ci, très intimement, dans leur chair même.
Vous l'aurez compris, la richesse des Cantos provient à la fois de la multitude des thèmes abordés (religion, robots, intelligence artificielle, amour, jeux de pouvoir, enquête policière matinée de hard SF, ethnographie…), de l'écriture poétique et délicate, d'un scénario subtil et intelligent, d'histoires dans l'histoire, multiples fleurs mis en bouquet,
Dan Simmons est un cueilleur d'histoires au talent exceptionnel qui déclame chaque Cantos comme une épopée captivante. J'avais l'impression, en abordant un nouveau récit, d'ouvrir un nouveau bonbon différent du précédent dans sa couleur, son gout, sa forme. Chaque récit a une aura mystique propre et un genre bien à lui. Totalement ébahie par le foisonnement de détails et par la cohérence de l'ensemble.
Soulignons également l'inventivité de Simmons. Que ce soit les îles mobiles d'Alliance-Maui, les chariots à vent survolant la mer des Hautes Herbes, le programme de recomposition de personnalité des IA, les portes distrans, ou encore les marées anentropiques qui entourent les Tombeaux du temps, ces inventions sont étonnantes et savoureuses.
Dan Simmons place enfin la poésie et l'oeuvre de
John Keats au centre de son oeuvre. Régulièrement, ses poésies sont comme chantées, clamées en un éloge sublime :
Les fanatiques ont leurs rêves, grâce auxquels ils tissent
Un paradis pour leur secte
Le sauvage également, au sommet de son sommeil
A un aperçu du Paradis.
Dommage qu'ils ne puissent tracer ni l'un ni l'autre
Sur du vélin ou sur du parchemin indien
L'esquisse d'une mélodieuse expression
Car ils vivent, rêvent et meurent dépourvus des lauriers du poète.
Seule la Poésie sait exprimer les rêves
Et sauver, par la seule magie des mots,
L'imagination du charme noir
Et de l'enchantement muet.