"Si le Messie frappe à ta porte et que tu est en train de planter une graine, continue ton travail, le Messie attendra."
(Talmud)
"
Satan à Goray" (1932) représente le début littéraire d'
I. B. Singer. Ce n'est pas mon récit préféré, surtout quand je le compare avec "
Le pénitent", ma dernière lecture de l'auteur, mais on y trouve déjà ses thèmes récurrents : la dichotomie du Bien et du Mal, de l'illusion et de la réalité, de la croyance aveugle des uns et des doutes des autres. Singer reste encore une fois en dehors de toutes les étiquettes qu'on voudrait lui coller; il n'est ni "moderniste" ni "traditionaliste", et surtout pas un écrivain fantastique "dans la lignée des récits gothiques".
Ce livre fait simplement partie des joyaux littéraires qui montrent que les éléments fantastiques et réalistes ne sont pas vraiment contradictoires. Au contraire, chez Singer, ce sont deux cotés de la même pièce de monnaie. Dans ce court roman à l'atmosphère orageuse il mélange l'histoire et la psychologie avec des visions d'un "autre monde" et des manifestations surnaturelles, voire démoniaques... et voilà ce qui crée toute la magie de son histoire, pourtant bien réelle.
Singer s'inspire des événements en Pologne du 17ème siècle, après les attaques des Cosaques ukrainiens menés par Bogdan Chmelnitzky. Les Juifs voyaient dans ces pogroms un signe divin qui annonçait la fin de monde et la venue du Messie tant attendu. Shabbatai Tsevi, lui aussi, est un personnage bien réel. J'ai déjà entendu l'histoire de ce "faux Messie", et Singer lui donne une belle plasticité, en décrivant l'impact direct de ces rumeurs sur le petit shtetl polonais perdu dans la nature. La communauté hassidique de Goray succombe à l'hystérie collective, et se laisse manipuler par les annonciateurs de la fin de l'exil. Influencé par les porteurs de la "bonne nouvelle", on va briser toutes les barrières morales et sombrer dans la débauche, afin de profiter de tout ce qu'on peut encore tirer de la vie avant la fin de cette existence terrestre. Car après, tout le monde partira sur un nuage à Jérusalem...
Le coté démoniaque de la nature humaine va prendre le dessus; les gens ordinaires vont se transformer en visionnaires illuminés qui proclament que le blanc est devenu noir. C'est la victoire momentanée de Satan : chez Singer Dieu semble présent tout le temps sans forcément se manifester, tandis que la présence de Satan, qui nous pousse au blasphème et au péché est bien plus visible. C'est pour ça que le monde de Singer est rempli moins par des anges que par des démons et des mauvais esprits qui symbolisent l'égarement entêté de l'humanité.
Mais le miracle messianique n'a pas lieu, et l'exaltation débridée fait peu à peu place à l'amertume, la panique et la honte. La roue a tourné, ce qui était provisoirement noir redevient blanc, le sauveur d'autrefois se transforme en la réincarnation du Mal, et la foule ensorcelée se réveille de sa torpeur. le personnage de Rachele est particulièrement fascinant...
On voit toute la vulnérabilité des hommes, facilement enclins à succomber aux illusions et aux rumeurs.
Singer a écrit son livre au moment où le fascisme commence à menacer d'un côté, tandis que de l'autre on bâtissait le communisme : sans doute voyait-il comme c'est facile de fasciner les foules par des promesses de meilleurs lendemains. Même s'il décrit les événements à Goray en observateur, sans juger qui que ce soit, on y sent la crainte de la sottise humaine et du manque de constance dans nos actes. Mais aussi beaucoup de com
passion. Son histoire ne donne pas sens seulement à la souffrance des Juifs, elle est universelle.
Le style est simple et le livre se lit bien, mais pas vite. Trois étoiles pour la première partie et cinq pour la deuxième. Il est bien possible que mon ignorance des fêtes et des coutumes juives m'a fait rater certaines allusions, mais l'histoire en soi est déjà bien suffisante. le thème messianique et la description des traditions juives m'ont fait parfois penser à "Gog et Magog" de Buber, que je relirai sûrement un jour, si je trouve le courage. Mais pour "
Satan à Goray", je ne peux pas dire...