Citations sur La femme de l'Allemand (31)
La chose terrible en elle, la chose mystérieuse, abominable, peut à tout moment se réveiller. Mais c’est peut-être aussi cette présence de l’ombre qui fait d’elle un être magique.
Ta mère fait tout trop haut, fait tout trop fort. Elle n’est pas comme les autres. Elle détonne parmi les fidèles, ces gens tranquilles, sans éclat, ces gens qu’on ne remarque pas, qu’on ne voit pas ; tu entends bien comme leur voix est faible et la sienne sonore, comme elle ouvre la bouche largement alors qu’eux sont là, nez baissé sur leur chant maigrelet. Dans un monde décoloré elle est en rouge. Elle crie au milieu des muets. Elle danse parmi des gisants.
Elle détache les paroles de façon si triste et si violente, elle leur donne un tel sens que tu en es bouleversée. Il n’y a pas une de ses intentions secrètes qui t’échappe, et c’est insupportable. Tu as mal de sa folie, de ce trop de beauté et de chagrin.
Quand refleurira le temps des cerises…
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux du soleil au cœur…
Mort. Un drôle de mot, dont la musique souffle du vide. Du froid. Un mot dont tu as saisi le sens avant de le connaître.
Tu les regardes, ces gens sages, ennuyés et dociles, penchés sur leur missel, ou fixant sur les évolutions du prêtre à travers l'autel, sur sa gesticulation en chaire, leurs yeux vides. Elle, ta mère, toute droite, la tête haute, récite les paroles de la liturgie sans le secours du livre, flamboyante, le regard brillant d'une joie insolente. Ta mère magnifique, insupportable.
C'est la chose la plus épouvantable qui soit, les chocs électriques ; qu'on attache les gens comme des bêtes ; qu'on les relie à des électrodes ; que la secousse est si terrible qu'ils croient mourir ; et qu'après, quand on les relâche, quand on les délivre, c'est comme s'ils étaient vidés d'eux-mêmes, qu'on leur avait volé leur âme, leur esprit , leur mémoire ; qu'ils n'existaient plus que comme des corps perdus ; que leur personnalité mettait longtemps à revenir, et qu'il en manquait toujours des morceaux : c'était ça que les médecins appelaient guérir.
Tu aimes la mélancolie des sept coups de sept heures qui sonnent lentement. Tu aimes l'attente. Tu aimes l'idée que l'hiver va commencer, avec la magie des lumières du soir, de la neige, de la nuit.
Dans un monde décoloré elle est en rouge. Elle crie au milieu des muets. Elle danse parmi les gisants.
Oui vous êtes heureuses toutes les deux, ta mère et toi ; heureuse d’un bonheur lumineux, singulier, bien à vous. Un bonheur si naturel qu’on ne penserait pas qu’il puisse s’arrêter. Pourtant, tu sens déjà, quelque part, comme une ombre. Tu as le vague sentiment que quelque chose peut arriver : une idée comme ça, une inquiétude indéfinie. Un peu comme la crainte qu’on a pour des bulles de savon, ces bulles merveilleuses, toutes dorées, que Fanny t’a appris à faire devant la fenêtre : tu sais qu’elles peuvent éclater l’instant d’après et ne rien laisser, que le souvenir d’un rêve.
Fanny. Elle s'appelle Fanny. Toi, tu ne l'appelles pas. Pas même, le plus souvent, maman. C'est comme ça. Elle est elle, encore une fois, tout simplement. De même qu'elle ne t'appelle pas Marion, qui est ton vrai prénom. Vous n'avez pas besoin de noms pour vous entendre.