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Graphomaniaque, débordant d'idées, "avide de vivre mille vies", écrivant très régulièrement de 6 heures à midi, ne se relisant, disait-il, jamais, menant, il faut bien le dire, un train d'enfer et possédant, à lui tout seul, un sens quasi balzacien de la comédie humaine revue et corrigée par le roman noir et/ou policier,
Georges Simenon n'a pratiquement laissé aucune place en la matière à ses confrères belges. Ceux-ci devaient soit faire du
Simenon - chose peu glorieuse car elle s'apparente au plagiat pur et simple et l'entreprise, qui plus est, se révèle à l'usage extrêmement difficile, voire impossible, à moins de pasticher - soit se démarquer d'une façon ou d'une autre. Mais le découragement les saisissait dès le début, hypnotisés qu'ils étaient par cet Himalaya de la Littérature qui s'appelait
Simenon.
En ce sens,
Stanislas-André Steeman n'a sans doute pas eu la chance qu'il méritait car, au moins dans deux de ses ouvrages, "
La Maison des Veilles" et le remarquable "Mannequin Assassiné", sans oublier le cynique "
Autopsie d'un Viol", il nous montre un aperçu de ce qu'il aurait pu faire s'il avait accepté de se mesurer à
Simenon. Mais, nonchalant, élégant et plus semblable qu'on ne le croit à son personnage-fétiche, le détective privé Venceslas Vorobeïtchik, plus connu comme M. Wens, il est clair que, pour lui, le jeu n'en valait pas la chandelle. Non que
Steeman ait méprisé
Simenon : simplement, il avait sa voie, et le Liégeois avait la sienne.
Simenon, c'étaient les allées, à la fois royales et glauques, du roman policier "classique" et aussi de ce que nous aurions aujourd'hui tendance à appeler le "roman noir", avec très souvent un Jules
Maigret "pépère" et qui aime sa vie d'intérieur et la sérénité qu'elle dégage pratiquement autant que l'adrénaline, le torrent de violence qui lui embrase les veines quand il est sur une affaire.
Maigret a "de gros yeux" et un physique pas vraiment, vraiment de jeune premier. Orphelin de mère alors qu'il devait atteindre ses cinq ans, il a eu un bon père qui a pu lui servir de modèle et a d'ailleurs profondément influencé sa vie puisque c'est la mort de ce père tant aimé, et les problèmes d'argent qui en découlent, qui contraignent le futur commissaire à abandonner la médecine pour entrer dans la police.
Maigret se veut "réparateur d'âmes" sans doute parce que, au tout début, il voulait soigner les corps. Mais ce n'était pas son Destin.
Et dans les romans noirs "purs", quand
Maigret n'apparaît pas,
Simenon s'attache à son thème favori, celui qui le hante, il n'y a pas d'autre mot : les relations humaines, l'analyse psychologique de ses héros, y compris les plus méprisables, à un point qu'il sera le seul à élever à ce niveau, en tous cas dans le genre choisi.
Steeman, lui, c'est l'imprévu, l'élégance, l'amour du déguisement cher à M. Wens - un véritable Frégoli quand il s'y met : songez à l'inénarrable "
Poker d'Enfer" - surtout pas d'épouse, une maîtresse qui change tout le temps quand elle est là, un physique plutôt agréable mais sans rien de remarquable et une indolence quasi pathologique jusqu'au moment où lui aussi perçoit les cinq coups terribles de la Symphonie de l'Adrénaline. Au contraire de
Simenon, si Wens a eu un père raffiné et cultivé, il a eu aussi un père assassin - de quoi vous marquer pour la vie. D'ailleurs, si M. Wens a choisi la carrière de détective privé, n'y a-t-il pas un rapport - bien qu'il noie tout cela sous un dilettantisme jamais atteint par exemple par les héros du hard-boiled américain ? Mais, plus cynique que
Maigret - il faut bien être cynique quand on découvre soi-même, à dix ans, que son père a tué - Wens ne croit pas qu'on puisse "réparer les âmes", ni même s'y essayer. Qu'elles se débrouillent, les âmes ! La seule qu'il aurait voulu réparer, c'était celle de son père et il ne l'a pas pu ... Derrière le dandysme, l'ironie raffinée, les bons mots de M. Wens, derrière ses ébouriffants succès féminins et professionnels, vit et s'agite une grande, une inguérissable douleur. Mais on ne va pas en faire tout un fromage, n'est-ce pas ? ... En tous cas, tel est le choix de M. Wens. Et c'est aussi son droit.
Dans les romans où il n'apparaît pas - dont, contre toute idée bêtement reçue, le très célèbre "Assassin Habite au 21" - l'atmosphère est tordue, bancale, brumeuse, avec des dialogues toujours étincelants, des imprévus étonnants, des inégalités aussi, bien entendu et, dans "
La Maison des Veilles" comme dans "
Le Mannequin Assassiné", un policier qui évoque, pour l'aficionado, comme l'ombre de
Maigret : une ombre au sens littéral, surtout dans le premier car ce policier-là abandonne carrément toute sa carrière pour s'enfuir avec
l'assassin.
"
Crimes A Vendre" appartient à la série des M. Wens. Bien qu'il ne s'agisse pas du meilleur de la série, cela reste un roman astucieux où un "placier en crimes" rencontre son maître en le "placier en remords" qu'est M. Wens. L'intrigue est en apparence très classique : une série de lettres annonçant un crime dans tel ou tel arrondissement parisien s'abat sur la capitale. Au début, la police n'y prête pas attention parce qu'il faut bien admettre que, si les malheureux policiers s'arrêtaient à chaque missive leur prédisant pareille horreur, ils ne pourraient même plus décacheter le courrier ! Toutes ces lettres sont signées "Le Furet" et, un crime, puis deux, puis trois, se commettant effectivement, le Quai des Orfèvres finit par prendre l'affaire au sérieux.
D'autant que ce malin de Furet, voyant qu'on ne réagissait point au début avec tout l'enthousiasme que requéraient ses "prédictions" de professionnel, s'est empressé de mettre la presse dans le coup ! A partir de là, cela devient de la folie. Tout le monde est sur les dents. M. Pire-Dandoy, le juge d'instruction, envoie chercher M. Wens d'urgence et, pendant qu'on le cherche - car on ne sait jamais très bien où il se trouve - les crimes continuent, accompagnés toujours de vols étranges comme, par exemple, celui d'un rouet ou d'une horloge
Louis XVI !
De temps en temps cependant, un nuage semble noircir la clarté astrologique des visions du Furet : il se trompe d'arrondissement ou alors le crime n'a pas lieu ou encore il survient deux jours après la date prévue. Cela dit, n'importe quelle cartomancienne de métier vous dira que des choses comme ça, ça peut arriver ! Mais parfaitement, Madame !
Arrive aussi un camionnette qui renverse, par pur accident, un certain Jean-Joseph Thiais, un sexagénaire qui, dans la poche de sa veste, détenait l'une des lettres, encore à poster, du Furet. M. Pire-Dandoy est aux anges : son Furet, il le tient !
M. Wens, lui, est plus réservé ...
Il n'a pas tort car, en dépit d'interrogatoires serrés et qui semblent ne devoir s'achever qu'au jour du Jugement Dernier, il se trouve que, Thiais encore sous les verrous, un crime correspondant au modus operandi habituel est une fois encore perpétré. le "Furet" exige alors - c'est bien son droit - qu'on le remette en liberté et vogue vers la célébrité. Car, désormais, tout le monde veut le consulter ... Au zénith du ciel parisien, ne scintille plus que "son" étoile à lui, ou plutôt celle du "Professeur Starr", son nom de professionnel ...
M. Wens sort alors de sa réserve et ...
... Et je ne vous dirai pas la suite. ;o) Ce qui vous donnera peut-être l'envie de découvrir
Stanislas-André Steeman même si "
Crimes A Vendre", répétons-le, n'est pas le meilleur de ses opus. Mieux vaut "
L'Assassin habite au 21" bien sûr ou encore "
Que Personne Ne Sorte" ou "
Poker d'Enfer" (tous deux époustouflants, avec des dialogues inénarrables) et, bien sûr, le très noir et très sarcastique "
Autopsie d'un Viol."
Mais enfin, personnellement, je vous conseille le détour
Steeman. Il faut de tout pour faire un monde : et sans
Steeman, croyez-moi, il manquerait l'un de ces grains de magie, blanche ou noire, peu importe, mais absolument éblouissante, qui, ma foi, se révèle aussi indispensable à la littérature policière belge d'expression francophone, que le bloc massif, balzacien et si réaliste de notre bien-aimé
Simenon. ;o)