Enseigner sérieusement, c'est poser les mains sur ce qu'il y a de plus vital dans un être humain. C'est essayer d'accéder au plus vif et au plus intime de l'intégrité d'un enfant ou d'un adulte. Un maître envahit, entre par effraction, voire dévaste afin de faire le ménage et de reconstruire. L'enseignement médiocre, la routine pédagogique, un style d'instruction qui, délibérément ou non, vise avec cynisme des objectifs simplement utilitaires sont ruineux? Ils extirpent l’espoir à la racine? Le mauvais enseignement est, presque littéralement, meurtrier ; métaphoriquement c'est un péché contre l'esprit-saint. Il abaisse l'élève, réduit à l'état d'inane grisaille le sujet présenté. Dans la sensibilité enfantine ou adulte, il inocule le plus corrosif des acides, la morosité, ce gaz des marais qui a pour nom "ennui". Pour des multitudes, les mathématiques, la poésie et la pensée logique ont été tuées par un enseignement mort, par la médiocrité peut-être inconsciemment vengeresse de pédagogues frustrés.
La persuasion est le ôter de l'enseignement. Le maître sollicite l'attention, l'accord et, dans le meilleur des cas, une dissension dans la collaboration. Il invite à la confiance, à "échanger l'amour [...] contre l'amour, la confiance [...] contre la confiance", comme dit un Marx idéaliste dans les manuscrits de 1844. La persuasion est tout à la fois positive ("Partage cette compétence avec moi, suis-moi dans cet art et cette pratique, lis ce texte") et négative ("N'y crois pas, ne gaspille pas tes efforts et ton temps à cela"). Les dynamiques sont les mêmes : construire une communauté par la communication, une cohérence de sentiments, de passions et de refus partagés.
Que la sémantique de la “trahison” et celle de la “traduction” ne soient pas totalement éloignées de celle de la “tradition” n’est sans doute pas un hasard. Ces vibrations de sens et d’intention sont à leur tour à l’œuvre au cœur du concept, lui-même constamment provocant, de “traduction” (translatio).
La "profession" du "professeur" - mot lui-même un peu opaque - recouvre toutes les nuances concevables, du gagne-pain routinier et désenchanté au sentiment exalté de sa vocation. Elle comprend maintes typologies, du pédagogue qui détruit l'âme au maître charismatique.
Le grand enseignement est celui qui éveille des doutes chez l'élève,qui est école de dissension .C'est préparer le disciple au départ.
Nous venons de publier un recueil d'entretiens entre George Steiner et Nuccio Ordine, intitulé //George Steiner. L'Hôte importun//. Il est précédé par un beau texte en témoignage à Steiner, écrit par celui qui fut un de ses plus proches amis, Nuccio Ordine.
Pour en savoir plus : https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251453163/george-steiner-l-hote-importun
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Ce livre est le témoignage de la profonde amitié personnelle et intellectuelle qui a lié George Steiner et Nuccio Ordine. L'amour des classiques, la passion de l'enseignement, la défense du rôle du maître, la fonction essentielle de la littérature qui rend l'humanité plus humaine constituent les thèmes d'un intense dialogue, nourri de plus de quinze années de rencontres et de voyages dans diverses villes européennes. Ordine trace un portrait original de George Steiner, en le peignant sous les traits d'un « hôte importun ».
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