Multiple splendeur /
Han Suyin (1917-2012)
Nous sommes en mai 1949 en Chine quand débute ce roman autobiographique alors que la poussée communiste avance du Nord vers le Sud, les villes tombant les une après les autres, sans résistance, des armées entières se rendant à l'ennemi.
C'est dans un foyer d'accueil de l'Église catholique à Hong Kong où se sont réfugiées des femmes de missionnaires, d'origine occidentale avec leurs enfants que nous faisons connaissance de la narratrice, Mrs
Han Suyin, docteur en médecine, d'origine chinoise, eurasienne, veuve avec une fillette de 9 ans. du fait de l'exode, la ville est surpeuplée, la population a presque triplé en quelques mois. Riches et pauvres arrivent à Hong-Kong vestige un peu altéré de l'impérialisme occidental, venant de toute la Chine : banquiers, négociants, femmes riches, missionnaires et squatters se côtoient et la ville est devenue un immense camp de réfugiés. Et de l ‘autre côté de la montagne qui ceint la ville, le Chine, si proche et pourtant si lointaine, si éloignée de la Colonie : un autre univers.
En juin 1949 à Hong-Kong alors colonie anglaise, lors d'une soirée chez son amie Evelyn, Mrs Han rencontre une certain Marc, journaliste anglais correspondant à l'étranger. Quelques jours après, alors qu'elle ne s'y attendait aucunement Marc l'invite à dîner au Grill Parisien, un restaurant coté de Hong-Kong. Il s'avère être un homme charmant, délicat, cultivé et très british, ce qui n'empêche Han de vivre sa culture chinoise toujours intensément.
Au fil des rencontres, Mrs Han réalise que Marc, qui est marié, lui a fait peu à peu dévoiler son intimité. Elle écrit : « Cet homme avait tout pris. Mon intimité, je la lui avais entièrement livrée. » Elle se confie à lui : deux ans au couvent pour apprendre le français, université chinoise, voyages en Europe, mariage, séjour en Angleterre avec son mari, études médicales en Angleterre, retour en Chine avec son mari en 1938, une fille, mort de son mari par les communistes lors de la guerre civile, retour en Angleterre pour terminer ses études médicales et obtenir le diplôme. Puis retour en Chine alors que le pays subit une mutation formidable et révolutionnaire balayant le féodalisme qui a régné durant des siècles.
Ce roman émouvant n'est pas seulement une belle histoire d'amour, un amour intense et harmonieux : « Bien que sobres, nous n'étions pas mesurés. Bien que continents, nous ne modérions pas nos ébats. N'étant pas émoussés par des étreintes antérieures, occasionnelles et basses, nos difficultés stimulaient notre ardeur. L'enchantement de notre rencontre fortuite donnait plus de richesse au miracle qu'elle avait déclenché. » C'est aussi le récit de la transformation du pays face à l'avancée du communisme : l'auteure nous décrit bien les manières des instructeurs politiques procédant à la réhabilitation des personnes atypiques et notamment les prostituées. Tout au long du livre est mis en évidence le contraste entre l'éblouissante Hong-Kong et la Chine communiste, avec des personnages très divers : missionnaires chrétiens, réfugiés chinois de la vieille école, jeunes communistes enthousiastes, vieux chinois anticommunistes,
Suyin l'eurasienne mais avant tout chinoise et Marc l'anglais.
Han Suyin éprouve une impulsion contraignante à retourner en Chine communiste pour aider son peuple qui souffre et lutte, et en même temps elle aime Hong-Kong d'où elle peut observer ce qui se passe ailleurs. En effet, Hong-Kong, excroissance de la côte de Chine, magnifique entrepôt de commerce, somptueuse entreprise capitaliste, île des monopoles où fleurissent les camps de réfugiés, cloaque de tous les vices, de tous les escrocs, gangsters, prostituées, esclaves rampants, exploiteurs du peuple, espions, réactionnaires et rebuts de la nouvelle Chine, est sans doute le meilleur endroit pour observer ce qui se passe sur le continent chinois. Il faut bien comprendre que bon nombre de Chinois non communistes veulent demeurer en Chine pour s'associer à l'oeuvre des communistes. Ce sera le cas de
Han Suyin qui n'en vivra pas moins intensément sa passion, une passion marquée par le destin.
Han Suyin choisit la Chine par conscience sociale et amour de son peuple et pour servir son pays qui avait tant besoin d'elle, renonçant à la petite liberté de l'individu et acceptant une forme d'oppression avec abnégation. Très tôt et secrètement, Han sut qu'elle allait devoir choisir entre Marc et la Chine, comprenant que si une partie d'elle n'appartiendrait jamais à Marc, une partie d'elle-même toutefois n'appartiendrait plus jamais à la Chine.
Un livre riche de beaux sentiments et de passions, un grand roman au style poétique, une réflexion philosophique sur l'eurasianisme et un témoignage remarquable sur la mutation subie par la Chine au cours du XXe siècle. le racisme eurasiatique était alors un préjugé mesquin entretenu dans les avant-postes de l'Empire où il demeurait le thème des malsaines spéculations et des méchants cancans des femmes blanches lassées par le bridge, une manie vexante subie par
Han Suyin et d'autres eurasiens, notamment ceux qui ont singé le mode de vie des blancs au lieu de rire de toute cette mystification comique et pompeuse qu'est la vie d'un Blanc en Orient. Selon
Han Suyin, il n'existait pas de problème pour les Eurasiens qui acceptaient leur côté asiatique.
J'ai lu ce livre une première fois alors que j'avais 18 ans. 58 ans plus tard, je l'ai relu avec autant de plaisir mais pour des raisons différentes. Alors que la première fois, l'histoire d'amour passait au premier plan, cette fois-ci c'est le témoignage historique qui a retenu toute mon attention.
Publié en 1952, traduit en de nombreuses langues, ce roman a connu un très grand succès de librairie, un succès largement justifié.